La fabrique du portrait : le système des aides d’atelier
Rigaud consacra très tôt une partie de ses appartements successifs à l’hébergement de son atelier, ne rechignant pas à les loger dans les étages, à l’instar de Charles Viennot (1674-1706) en 1705[1]. Dans les années 1695-1710, qui correspondent à la période d’intense activité de l’atelier, on rencontre auprès de l'artiste de nombreux apprentis, peintres débutants ou confirmés, choisis pour leurs compétences particulières (batailles de fond, dentelles, drapés, visages, mains, paysages, fauteuils…). Outre son frère Gaspard Rigaud et son futur neveu Jean Ranc, Rigaud laissa champ libre à Dupré, Melingue, Fontaine, Delaunay, Benevault, Leprieur, Bailleul et La Penaye, aides au combien précieux qu'il ne se lassa pas de mettre à contribution sur ses propres originaux. Tous apprirent leur métier auprès de Rigaud, singeant leur maître parfois à la presque perfection lorsqu'il s'était agit de peindre pour eux mêmes et leurs propres clients.
Ces deux portraits d'un couple peint vers 1690-1694 en témoignent.
La fabrique du portrait était donc très calibrée, entourée et procédait selon un principe bien établi. Si l'on exepte la production d'ami proches, de membres de sa famille ou de certains clients de marque, dont Rigaud se réservait l'entière confection, la plupart de ses œuvres furent le fruit d'une étroite collaboration entre le maître et ses aides.
Les comptes de l'artistes en sont des témoins précieux, permettant de savoir à qui revenait les différentes parties de la peinture. Au regard des paiements faits aux collaborateurs concernant un vêtement, un fond de paysage ou de bataille, une armure, un vase de fleur, un rideau ou un drapé, on ne peut aujourd'hui nier que l'œuvre correspondante sortie des mains de Rigaud ne soit entièrement de sa main.
S'il ne rechignait pas à l'esquisse, présidant aux postures nouvelles, Rigaud déléguait sans vergogne les premiers travaux du tableau à ses aides, chargés pour l'occasion de reproduire ces fameux « habillements répêtés » d'après des modèles antérieurs. On sait pourtant, par certaines œuvres autographes, que Rigaud savait parfaitement peindre les fleurs, les paysages ou les accessoires et, dans le cas des bustes, qu’il n’avait pas obligatoirement besoin d’un suppléant. Par contre, si l’attitude choisie par le client devait être copiée d’un précédent modèle et que le maître était occupé à d’autres tâches, il indiquait à un « ébaucheur » quel « exemplaire souche » imiter parmi ceux qu’il avait pris soin de garder dans son cabinet[2]. Lui, se réservait le « berceau de l’expression », c’est-à-dire les mains et le visage jusqu’au un tiers supérieur du cou. Mais, pour les grands formats à la posture originale (portraits historiés et compositions en pied), il exécutait bien souvent une petite esquisse sur toile (modelo) dont il confiait la transcription à ses aides, travaillant pour sa part au visage du modèle, sur une petite toile indépendante qui devait être marouflée sur la grande[3]. À chaque « ouvrier » incombait une tâche bien précise : selon le thème choisi, l’un se chargeait des tissus, l’autre du bureau, du fauteuil ou des colonnes, un autre encore de la bataille de fond, du choc de cavalerie ou des armures. Un troisième perçait la dentelle et arrangeait la perruque. Un dernier, enfin, retouchait le tout avant que le maître ne peaufinât son œuvre.
Au total, ce sont près de trente-deux artistes, dont la durée du passage variait d’un à dix ans, qui ont officié auprès de Hyacinthe Rigaud jusqu’en 1726, même si la majeure partie s’est concentrée sur la période faste dite « d’accroissement », de 1694 à 1700[4]. Quelques collaborations furent anecdotiques comme celles de Verly, Siéz, Ménard, Dominique Barthellemy[5], Nicolas Joseph Le Roy[6], le Suisse David Le Clerc (1680-1738) ou Nicolas Lecomte (1675-1748)[7], dont Rigaud ne semble finalement pas avoir longtemps sollicité les talents. Charles-Antoine Hérault (1644-1718)[8], Joseph Christophe (1667-1748) et Marc Nattier (v.1642-1705) prêtèrent sans doute leurs concours sur un pied d’égalité, mais leur carrière étant déjà bien affirmée, ils n’eurent pas l’occasion de multiplier l’expérience. Il en est de même avec Jean-Baptiste Blain de Fontenay (1653-1715), célèbre peintre de fleurs qui collabora en 1697[9], imité quelques années plus tard par Antoine Monnoyer dit « Batiste » (1670-1745) et Pierre-Nicolas Huilliot (1674-1751). Mais très vite, Rigaud démontra par son propre pinceau qu’ils n’étaient pas inimitables en ce genre[10]. Le peintre animalier Alexandre-François Desportes (1661-1743), dont la participation aux travaux de l’atelier se fit plus ponctuelle, fut employé à d’autres tâches car rares furent les chiens ou les chevaux dans les œuvres du Catalan (le plus souvent peints par lui-même) : en 1705, il recevait 12 livres de travaux non précisés[11] et, en 1712, il exécutait une copie de Madame Pecoil [*PC.709][12]. Enfin, Joseph Parrocel (1648-1704), dont les batailles étaient si renommées, fut sans doute considéré comme un véritable collègue et non comme un banal collaborateur. Les batailles et autres chocs de cavalerie qu’il produisit jusqu’à sa mort sur les portraits de militaires peints par Rigaud, furent mieux payées que les simples « interventions » de ses collègues. Véritable faire-valoir des faits d’armes des modèles dont elles illustraient les effigies, ces créations perdurèrent longtemps après la disparition de Parrocel, grâce au savoir-faire de copistes spécialisés tel le belge Hendrick Van Limburg (1680-1759).
À l’inverse, certains portraitistes, tels Robert Le Vrac Tournières (1668-1752), furent marqués par leur passage dans l’atelier du Catalan. Avant de s’émanciper dans un miniaturisme très caractéristique, Tournières, qui n’avait alors qu’une trentaine d’année durant les deux années de sa collaboration, peignit pour son propre compte des effigies de militaires qui, comme dans ce portrait d’homme en buste (fig. 24), s’avèrent sous nette influence de Rigaud[13]. Tout comme il l’avait fait pour Jean Ranc, le Catalan employa également durant quatre années consécutives le jeune Jean Le Gros (1671-1745), fils d’un sculpteur de renom[14].
Il le sollicitera une énième fois en 1706 avant de le soutenir dans son souhait d’intégrer l’Académie, ne se cachant d’ailleurs pas d’avoir lui-même « collaboré » en grande partie aux deux morceaux de réception de son protégé[15] [PC.1338 & PC.1339]. Si le nombre des œuvres de Le Gros est très difficilement quantifiable, il est légitime de penser qu’un bon nombre d’entre elles se sont glissées avec le temps dans le corpus de Rigaud et doivent, ou devront, lui revenir un jour. C’est peut être le cas de ce très beau portrait de femme cueillant des fleurs, dont tous les éléments graphiques auraient immédiatement suggéré une attribution au maître[16] (fig. 25). Ainsi, au sein d’une posture que Rigaud n’aurait pas reniée (ou a peut-être inventée), la jeune femme prélève d’une gracile main, copiée à la perfection de celle de Mme Legendre [*PC.709] ou de la marquise de Louville [P.1017], un œillet issu d’un ensemble végétal. La main droite est posée avec calme sur un rocher et rappelle celle de Mme Neyret de La Ravoye [P.796] ou même celles présentes dans les effigies « avec une main » du Rigaud des années 1700-1705. Le drapé rose orangé n’est pas non plus sans évoquer la virtuosité de celui du portrait de la comtesse de Linières [P.476] peint par le Catalan en 1696. Ici, l’artiste a parfaitement retenu les leçons du maître dans le positionnement délicat des rehauts de blanc signifiant les éclats de lumière. Cependant, au-delà de l’effet visuel saisissant mais trompeur, on observe çà et là les menus détails d’un degré de finition insuffisamment soigné pour être celui du Rigaud perfectionniste que l’on connaît. Ainsi, les contours du dessin s’avèrent parfois hésitants, les dentelles et les plis du coton des manches on un aspect un peu trop suggéré. De même, les passages du velours à la peau ou du drapé au velours, « bavent » bien trop souvent pour se mesurer au tranchant et au fondu de la touche du maître. La manière rapide et parfois esquissée des feuillages atteste certes d’une vraie maîtrise du tracé, mais accuse un manque de peaufinage. Enfin, le traitement grossier des effets de velours ne peux rivaliser avec un Rigaud dont les portraits, selon les témoignages du temps, avaient cela de remarquable, on l’a vu, qu’ils plaisaient également de près comme de loin, parce que le beau fini n’en ôtait pas l’effet. On retrouve d’ailleurs la manière scolaire de Le Gros dans le portrait qu’il a peint en 1729 de son grand-père, le sculpteur Pierre Le Pautre (1660-1744), calqué sur l’attitude déjà utilisée pour l’effigie de Claude Guy Hallé [PC.1338][17] (fig. 26).
[1] 24 juin 1705 : Paris, Arch. nat., MC, ET/VII/250, testament de Charles Viennot, « demeurant dans la maison du sieur Rigaud, à l’entrée de la rue Neuve des petits Champs, paroisse Saint Eustache, trouvé au lit malade de corps en une chambre au quatrieme estage ayant vue sur la rue des petits Champs, dépendante de ladite maison où il demeure […] » (résumé en partie dans Rambaud, 1971, p. 398).
[2] Dans certains tableaux, comme le portrait de Magnianis [PC.1039], les traits d’ébauche apparaissent encore de manière sous-jacente.
[3] C’est notamment le cas du portrait du cardinal d’Auvergne [P.1368] ou de celui de Bossuet [PC.903].
[4] Voir tableau récapitulatif des aides en annexe.
[5] Qualifié de « peintre », il demeurait non loin de Rigaud, place du Palais-Royal (Paris, Arch. nat., MC, ET/IX/544, 13 janvier 1700. Transport par Antoine Nicolas Barthellemy, maître peintre à Paris, demeurant place Dauphine, veuf de Françoise Nicole Bernard à son frère, Dominique Berthellemy, peintre place du Palais-Royal, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois et sa femme, Marie Gabrielle Bernard, d’une somme de 300 livres sur un principal de 400).
[6] Maître peintre à l’académie de Saint-Luc, il vivait rue Montmartre et prendra régulièrement des élèves en apprentissage, tel Alexis Fauquel le 18 janvier 1769 (Paris, Arch. nat., MC, ET/XXXIII/572). Roman l’identifiait comme le graveur Claude Leroy.
[7] Son inventaire après décès, dressé le 23 septembre 1748 (Paris, Arch. nat, MC, ET/II/517, cité par Rambaud, 1971, p. 320) témoigne de nombreux marchés passés avec les marquis de Courtanvaux et de Vernouillet, Charles de Rohan-Soubise, le duc de Chartres, l’ambassadeur de Portugal et l’archevêque de Cambrai dont il avait peint la berline. Peintre et doreur, il décora également des clavecins.
[8] Oncle maternel d’Antoine Coypel et parrain de Charles-Antoine, Hérault était spécialisé dans les paysages. Son portrait a été peint par François de Troy et gravé par Bouys en 1704.
[9] Ms. 635, f° 5 : 40 livres « à Mr Fontenay ».
[10] Voir les études de fleurs de Rigaud [P.1224], [P.1286], [P.1113].
[11] Ms 625, f° 18.
[12] Ibid., f° 18 v° (« Pour le portrait de Me Pecoyl », 14 L). On attribue également à Desportes un portrait présumé du comte de Toulouse, peint « en petit », dont il est difficile de savoir s’il dérive d’un original plus grand, dans lequel tout est inspiré de Rigaud : de la position du corps, vu dans les effigies de Bertin [P. 89], Boyer d’Eguilles [219-2-a] ou de Brunenc [P. 120-1-a], à la main que l’on retrouve dans les portraits de Desjardins [P. 306] ou du marquis de Gueidan [P.1271], pour ne citer qu’eux (Georges de Lastic et Pierre Jacquy, François Desportes, Monelle Ayot, 2010, p. 70, ill. P 144). Dezallier d’Argenville prête également à Rigaud un curieux portrait de Desportes, que le peintre animalier aurait offert à Mansart et qu’il ne faudrait donc pas confondre avec l’autoportrait que Desportes remit à l’Académie comme morceau de réception : « Desportes fit présent en ce temps-là à M. Mansard, sur-intendant des bâtimens, de son portrait en chasseur fait par le célèbre Rigaud, avec deux chiens & quantité de gibier peints de sa main, & le paysage du fond par Claude Audran : ce morceau est extrêment estimé » (Dezallier d’Argenville, 1762, IV, p. 334). En avril 1743, le roi accorda à Rigaud la pension de Desportes décédé.
[13] Huile sur toile ovale, 73 x 58,5 cm, vente Paris, hôtel Drouot, Aguttes (coll. de Chirée), 30 mars 2011, lot 324.
[14] Stéphan Perreau, « Jean Le Gros (1671-1745), à l’image de Rigaud », Édition numérique, http://hyacinthe-rigaud.over-blog.com, juillet 2011.
[15] Van Hulst/3, p. 196 : « Le sieur le Gros, élève de M. Rigaud, a eu le secours de son maître, non-seulement pour la composition de ces deux tableaux, mais encore pour le choix, le jet et l’étude des draperies, etc. en sorte qu’on les peut regarder comme de ce maître lui-même. C’est de lui-même que je tiens ceci. »
[16] Huile sur toile, 91,5 x 73,5 cm. Vente Paris, Pierre Berger, 21 décembre 2006, lot 94 (attribué à Jean-François Delyen).
[17] Huile sur toile, 93 x 75 cm. Paris, musée Carnavalet. Inv. CARP1835. Daté et signé sur le socle du groupe sculpté figurant Énée portant Anchise, œuvre de Le Pautre pour les jardins des Tuileries : « Le Paultre sculp. / Legros pinx. / 1729 ».