À gauche : Nicolas de Largilierre, autoportrait, 1711. Versailles, musée national du château © photo Stéphan Perreau
À droite : Hyacinthe Rigaud, autoportrait, 1711. Versailles, musée national du château © photo Stéphan Perreau
Accrochés de concert sur les cimaises de l'hôtel de Julienne à Paris, les deux autoportraits de Hyacinthe Rigaud et de Nicolas de Largillierre, peints en 1711, résumaient à eux seuls la réputation atteinte par ces deux artistes au point de faire l'ornement d'une des plus fameuses collections parisiennes.
« On ne peut être plus lié qu’il [Largillierre] étoit avec le célèbre Rigaud ; quoiqu’attachés tous deux au même genre, très opposés dans leur manière de peindre, ils ne disputoient entr-eux que de mérite. Largillière, qui ne voyoit point un rival dans un concurrent, lui dit un jour en admirant ses ouvrages, qu’aucun peintre n’approchoit de lui. Rigaud lui répliqua : Vous êtes, Monsieur, non-seulement un académicien très distingué ; mais vos divers talens mériteroient six pareilles places ».
Ces mots de Dezallier d'Argenville, rajoutés au terme de sa biographie de Nicolas de Largillierre dans la Vie des plus fameux peintres, illustrent au mieux la liaison qui existait entre lui et Rigaud. Présents dans la plupart des salons parisiens, se partageant une même clientèle, parfois au sein d'une même commande, les deux artistes furent de tout temps mis en comparaison, parfois en fausse opposition. Leur manière pourtant, la première plus lissée, la seconde plus fougueuse, avaient tout de la complémentarité, non de l'antagonisme.
Figures incontournables du triumvirat français du portrait, avec François de Troy, les deux hommes officiaient en même temps à l'Académie Royale, parvenant aux plus hauts postes au sein de cette institution.
En ce début de carrière à Paris, le succès grandissant de Rigaud dans le portrait ne pouvait le laisser indifférent au destin de Largillierre. Les ébauches faites par les deux hommes pour le sujet figurant le Prevôt et les échevins de Paris délibérant d’une fête en l’honneur du dîner de Louis XIV à l’hôtel de ville après sa guérison en 1689, constituent à ce titre, un bon exemple de leurs premières relations.
En haut : Hyacinthe Rigaud, Les échevins délibérant. 1689. Château de Parentignat © photo documentation des peintures du Louvre
En bas : Hyacinthe Rigaud, Les échevins délibérant. 1689. Amiens, musée de Picardie © photo AMP
Pour la première fois dans l’histoire un roi de France avait été invité par les échevins de la ville de Paris à dîner à l’hôtel de ville, le 30 Janvier 1687, afin de sceller officiellement la réconciliation du roi et de sa capitale rebelle. Au lieu d’une traditionnelle collation, un festin fut servi sur une table richement garnie. Pour marquer cet événement, les échevins prirent également la décision d’abattre la statue en marbre de Gilles Guérin représentant le roi en jeune héros romain foulant aux pieds la figure allégorique de la Fronde et qui trônait depuis 1654 dans la cour de l’hôtel de ville. On en commanda une nouvelle à Coysevox qui fut inaugurée le 14 juillet 1689. La date du 30 janvier fut alors pressentie par les échevins pour être le sujet d’un tableau commémoratif exécuté à la fin de chaque prévôté[1] « [...] considérant que la diccte ville ne pouvoit laisser assez de marques publicques de l’honneur qu’il avoit plut à Sa Majesté de luy faire et à ses magistrats venant disner en l’hostel commun, [...] pour représenter cette grande feste [...] »[2].
Depuis Noël Coypel en 1674 et François de Troy en 1682, il existait une traditionnelle représentation du pouvoir glorifié du roi. Illustrant respectivement La victoire de Sénef et La naissance du duc de Bourgogne et bientôt suivis par Jean-Baptiste Deshayes (1763) ou Ménageot (1782), leurs compositions (Paris, musée Carnavalet) mêlaient figures allégoriques, divinités et officiels parisiens. Ce traitement héroïque avait pourtant été écarté au profit d’une scène plus réaliste et plus hiératique, celle des échevins délibérant comme dans les compositions anciennes de Georges Lallemand en 1611 (Paris, musée Carnavalet), de Guillaume Dumée en 1614 (Versailles, musée du château) ou de Philippe de Champaigne en 1648 (Paris, musée du Louvre) qui avaient choisi de représenter sept notables dans une chapelle, à genoux devant un autel surmonté d’un tableau. Ainsi, le 1er avril 1689, Henry de Fourcy passe un contrat avec Nicolas de Largillierre pour la réalisation d’un tableau aujourd’hui perdu mais dont il reste une réplique réduite (Saint-Petersbourg, musée de Ermitage) et deux esquisses (Paris, musée du Louvre & Paris, musée Carnavalet)[3]. La même année, une esquisse de la main de Rigaud montre que notre catalan aurait été initialement pressenti pour emporter la commande[4]. Georges de Lastic identifie d’ailleurs ce tableau comme l'un de ceux qui se trouvent dans l’atelier du peintre en 1703, d’après son contrat de mariage avec Catherine de Chastillon[5]. Le fait que ce soit Largillierre qui signe le contrat du 1er avril laisse supposer que Rigaud ne fit pas l’affaire dans l’hypothèse, bien sûr, d’un concours lancé par les échevins le 8 août 1687 pour un tableau représentant le dîner du 30 janvier 1687 (consécutif d’ailleurs au rétablissement du roi après une opération de la fistule). A quelques variantes près, pourtant, Rigaud et Largillierre ont travaillé sur le même schéma de composition qui proposait de représenter « sur le devant les officiers du bureau de la ville assis et délibérant sur les marques les plus éclatantes qu’ils peuvent laisser à la postérité de l’honneur que la ville a reçu, et sur le derrière du dict tableau le festin de ceste grande journée dans une manière de second tableau »[6].
En haut : Nicolas de Largillière, Les échevins commémorant le dîner du 30 janvier 1687, v. 1689. Saint Pétersbourg, musée de l'Hermitage © photo d.r.
En bas : Nicolas de Largillière, Les échevins commémorant le dîner du 30 janvier 1687, v. 1689. Paris, musée du Louvre © photo documentation des peintures du Louvre
Deux groupes distincts de part et d’autre d’une table trônant dans une salle dont le mur de fond est occupé par un grand tableau représentant le dîner à l’hôtel de Ville, mettent en scène le prévôt, les quatre échevins, le procureur, le greffier et le receveur. Nous retrouvons aussi ces « marques les plus esclatantes » que sont la statue de Coysevox chez Largillierre ou le dessin de cette dernière montré par le prévôt chez Rigaud (collection particulière). À Amiens, le dessin est roulé dans les mains du greffier et, à l’extrême gauche, Coysevox et son assistant en présentent la maquette. L’identification des personnages, si elle ne peut se faire grâce aux visages simplement esquissés, peut l’être grâce aux vêtements officiels. Les quatre échevins de la moitié droite pourraient être Henry Herlau, Pierre Lenoir, Claude Bellier et Vincent Marescal, les trois derniers ayant signé le document du 1er avril 1689 avec Largillierre. Au centre, le prévôt Henry de Fourcy à gauche de la table avec une soutane rouge et une robe de velours mi-rouge mi-tanné, le greffier Jean-Martin Mitantier debout à gauche en arrière plan, Nicolas Boucot à droite de Mitantier en manteau de velours tanné et le procureur du roi Louis-Maximilien Titon en robe rouge à gauche d’Henry de Fourcy[7]. Globe terrestre du géomètre, équerre et compas de l’architecte, buste, maillet et ciseau du sculpteur, palette et pinceaux du peintre sont les attributs des arts jonchant le sol chez Rigaud. Sorte de deuxième tableau imaginaire en fond, la scène esquissée montrant le festin proprement dit marque un second plan habile. En 1674, Noël Coypel avait déjà introduit le principe du « second tableau » grâce à une scène de bataille transportée dans les airs par Mercure et la Renommée. Quarante ans après Rigaud et Largillierre, Jean-François de Troy reprendra exactement leur parti (Paris, musée Carnavalet)[8]. Dans ces tableaux-illusion ou images de l’imaginaire, Rigaud et Largillierre reprennent sous un habit moderne une trouvaille vieille de plusieurs siècles[9].
Bien que les deux hommes aient souvent été considérés à tort comme des rivaux, ils étaient de fait de grands amis. Peintre de la bourgeoisie parisienne pour l’un, peintre des modèles bien en cour pour l’autre, ils avaient en vérité souvent les mêmes modèles ; Largillierre peignant les membres de la famille royale et Rigaud les financiers et bourgeois de la capitale. En raison de leur fonction officielle, les portraits de Rigaud, comparés à ceux de son collègue, ont un caractère hiératique qui relève davantage de la tradition du portrait de cour français du XVIIe siècle. Rigaud, moins idéalisant et complaisant que Largillierre surnommé le peintre de la couleur, « [...] s’étoit fait sur la physionnomie des règles si certaines & si bien établies par l’usage, que rarement il manquoit une ressemblance » nous dit d’Argenville.
À gauche : Nicolas de Largillierre, portrait de la princesse Palatine. Chantilly, musée Condé © photo Stéphan Perreau
À droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de la princesse Palatine. Berlin, Staatlisches Gemäldegalerie © photo Christie's images LTD
À son tour surnommé le peintre de la nature, Hyacinthe nous a effectivement laissé des portraits cruellement ressemblants comme le portrait de la comtesse de Caylus, le portrait de Madame Rousseau et ce portrait de femme âgée. En peignant celui d’Élisabeth-Charlotte de Bavière (1652-1722), duchesse d’Orléans, dite la « princesse Palatine », Rigaud choisit la cruelle vérité d’un visage et refuse l’idéalisation qui apparaît dans son portrait par Largillierre (Chantilly, musée Condé) dans lequel on a du mal à la reconnaître. Lorsque ce dernier entreprend un portrait de Madeleine Duclos de Châteauneuf, célèbre tragédienne qui triompha dans le rôle d’Ariane de Thomas Corneille, il opte sans équivoque pour la mise en scène avantageuse d’un visage féminin au regard inspiré plutôt que le réalisme trop cruel dont Rigaud fit preuve à maintes reprises dans ses portraits de femme.
De manière générale, les couleurs sont plus franches chez Largillierre, plus sombres et froides chez Rigaud. Le premier peint des mains potelées alors que le second les préfère aristocratiques, fines et allongées, aux pouces virils et anguleux. Un même modèle, lorsqu’il est peint par les deux artistes, peut à cette occasion bénéficier de représentations très différentes. Ainsi, Rigaud choisit-il de représenter le baron Erik Sparre, ambassadeur de Suède en France (collection particulière), aux genoux, cuirassé et les mains appuyées sur un bâton de commandement selon un type de pose que nous rencontrerons avec le portrait du maréchal Charles-Louis-Auguste Fouquet de Belle-Isle. Largillierre, quant à lui privilégie l’intimité du modèle et nous offre un personnage en buste, représenté de face dont l’armure est tout juste cachée par un ample manteau de fourrure (Stockholm, Nationalmuseum). D’ailleurs, son pendant, le portrait de Christina Beata Lillie, baronne de Sparre (Gothenbourg, Art Museum) reprend la même atmosphère intimiste d’une épouse en buste et en simple déshabillé[10].
Réflexion similaire dans le cas du portrait de Konrad Detlef, comte de Dehn. Alors que Rigaud, en 1723, atteint l’éclat, la grandeur et la réalité de la fonction du jeune envoyé du duc de Brünswick en France (armure, casque, drapé savant presque animé du manteau, colonne et mur de fond à pilastres, Largillierre privilégie l’année suivante le détail soigné des dentelles, des objets personnels et de la veste moirée de rose d’un Detlef en tenue de ville au sein d’un intérieur privé (Brünswick, Herzog Anton Ulrich museum). Sa touche est duveteuse, goûteuse et pleine de chaleur. Celle de Rigaud est ferme, franche, bien définie et limpide comme un cristal.
Se partageant efficacement le marché florissant du portrait, il arrive que l'un et l'autre des deux peintres aient à collaborer (comme nous le verrons à l'occasion des portraits de Gaspard de Gueidan et de son épouse) ou qu’ils soient réunis par l'intermédiaire d'un autre peintre[11]. Ainsi, à l'occasion du mariage de Cornelia-Philippina de Broodt, baronne de Giessenburg et Giessen Nieuwkerk en 1733, dont Largillierre avait réalisé le portrait travestie en Source (Delft, Rijksmuseum Huis Lambert van Meerten), un artiste Hollandais, Theodorus Coanen choisit de copier littéralement le portrait de Konrad Detlef par Rigaud afin de confectionner un portrait de Jan Daniel d'Ablaing (Delft, Rijksmuseum Huis Lambert van Meerten), époux de Cornelia de Broodt ! Vérifiée plus d’une fois, la tradition selon laquelle les deux artistes se seraient partagés leurs modèles a longtemps tendu à faire de Largillierre le peintre des femmes et Rigaud le peintre de la gente masculine. Si la règle n'était pas troujours vérifiée, certains artistes se chargèrent de l'appuyer, puisant parfois de manière anachronique chez les deux portraitistes des postures féminines à succès et des attitudes masculines grandiloquentes.
C'est par exemple le cas du peintre de la curie romaine, frère Damien Carpentiers (actif au XVIIIe siècle) qui, pour les portraits en pendant d'un magistrat et de son épouse, copie le grand portrait du banquier Samuel Bernard, peint en 1723 par Rigaud et celui de Marie de Laubespine (morte en 1677), épouse de Nicolas Lambert de Thorigny, peint 40 ans plus tôt par Largillierre et connu par sa gravure de Pierre Drevet en 1695-1697[12].
Frère Damien Carpentier, portrait d'un magistrat et de son épouse, 1733. Ancienne collection Robert de Balkany, vente Sotheby's Paris© photo Sotheby's
Sur bien des points, Rigaud et Largillierre s'estimaient, s'aidaient, se considéraient hautement par de nombreux échanges d'amabilités issus d'une amitié sinon avérée du moins évidente. Nous laisserons à chacun le soin de juger personnellement des qualités des deux artistes à peindre l'un les femmes, l'autre les hommes, même si d'évidence, Largillierre avait tout naturellement l'habitude d'idéaliser quelque peu ses visages féminins. Dans les portraits moins officiels, simple ovales représentant de petits bourgeois, Rigaud rejoindra Largillierre sur un plan plus intime ; ce dernier se faisant à l’inverse plus grandiloquent lorsqu’il s’agira d’une commande officielle comme dans son portrait de Charles Le Brun (Paris, musée du Louvre).
Deux amis donc, deux peintres complémentaires qui jamais ne se feront d’ombre…
[1] G. Brière, M. Dumoulin, P. Jarry, « Les tableaux de l’hôtel de ville de Paris » in Société d’Iconographie Parisienne, Paris, 1937 & B. de Montgolfier, « La municipalité parisienne sous l’ancien régime. Les tableaux de l’hôtel de Ville » in Bulletin du Musée Carnavalet. XXX, 1977, n°1.
[2] Voir Almanach Royal, 1688, Paris, musée Carnavalet ; Lastic, 1975, p.148, A.N., K 1002, n°23 ; Le Roux de Lincy, 1844, 2e partie, p.55.
[3] Le document porte également les signatures d’Henry de Fourcy, prévôt des échevins de 1684 à 1691, Nicolas Chuppin, Mathieu-François Geoffroy et Jean-Jacques Gayot, échevins en 1687.
[4] Autre esquisse : Huile sur toile, H. 32 ; L. 52 cm, signée et datée par Rigaud au verso avant rentoilage : « Hyacinthe Rigaud ft 1689 », Vente Paris - Hôtel Drouot, 14 novembre 1968, n°99, ill., 32 x 52 cm (collection particulière).
[5] Georges de Lastic, « Rigaud, Largillierre et le tableau du Prévôt et des échevins de la ville de Paris de 1689 », in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1975, pp. 147-156.
[6] Extrait du contrat passé avec Largillierre. Lastic, op. cit. 1975, p.149-152 & Brière, Dumolin et Jarry, 1937, p.30.
[7] Le Roux de Lincy, 1844, 1ere partie, p. 43, 2e partie, p.55, et Hartmann, 1908, p.293-294.
[8] J. Wilhelm, « Les principales acquisitions du Musée Carnavalet de 1941 à 1972 » in Bulletin du Musée Carnavalet. XXVI, 1973, n°1-2 : Là aussi, une scène historique reconstituée occupe le premier plan : Louis XV recevant le corps de Ville. La tenture accrochée au fond de la salle n’est évidemment là que pour faire allusion à la naissance du Dauphin, représentée cette fois sous la forme allégorique. Le tableau fut peint en 1729.
[9] P. Georgel et A-M Lecocq, La peinture dans la peinture, Adam-Biro, 1987, pp. 268-269.
[10] Pontus Grate, French Paintings II, Eighteenth Century, Swedish National Art Museum, Stockholm, 1994. p. 180-181 (ill.). Huile sur toile, H. 90 ; L. 72 cm, NM 1314 pour le baron Erik Sparre ; 80 x 64 cm, n° 890 pour Christina Beata Lillie.
[11] Pierre Rosenberg, Giudo Jansen, Jeroen Giltaij, Chefs-d’œuvre de la peinture française des musées néerlandais, XVIIe-XVIIIe siècles, catalogue de l’exposition Dijon 5 septembre – 25 novembre 1992. Cat. 26, p. 131-132. Ill. (portrait de Jan Daniel d’Ablaing, Fig. 1, ill.).
[12] Et non (excepté la broche et l'ouverture de la robe) sur des modèles de Rigaud comme l'indique la notice de la vente Balkany-Sotheby's (28-29 septembre 2016, lot 531).