En dehors de quelques grands noms bien connus de l'Académie Royale, Rigaud puisa à l’envi parmi un corpus d’artistes moins célèbres vivant dans des quartiers voisins, par ailleurs souvent membres de la célèbre académie de Saint-Luc. Si pour certains nous disposons de quelques toiles peintes pour évaluer leur degré d’absorption de l’art de leur maître, pour d’autres, les archives parfois inédites ont pallié ce manque, tirant des noms anonymes d’un total oubli.
C’est le cas de l'aide Delaunay que l'on identifia longtemps, et par défaut, au breton Louis-Jacques de Launay (1684-1756), lequel avait été exhumé par les recherches de Parfouru au XIXe siècle[1]. Mais le parcours chaotique de cet artiste un peu trop jeune correspondait peu, selon nous, à l’ambitus de temps de passage dans l’atelier de Rigaud entre 1702 et 1708 d’un autre aide au talent probablement plus confirmé. C’est en nous intéressant à l’entourage du peintre et premier professeur à l’académie de Saint-Luc, Pierre Delaunay (1675-1774), connu surtout comme expert d’art et marchand sur le quai de Gesvres à Paris, qu’il nous sembla avoir trouvé une réponse satisfaisante. Pierre Delaunay avait en effet épousé Marie Tramblain (m. 1665), sœur du fameux marchand de bordures dorées André Trambain (1672-1742), lequel fournissait à Rigaud et aux Bâtiments du roi moult cadres les plus variés. Pierre Delaunay aurait pu d’ailleurs constituer un candidat idéal aux mentions des livres de comptes de Rigaud, bien qu’on l’imaginait mal s’encombrer d’une telle activité alors qu’il occupait déjà tout son temps à la vente de tableaux et aux expertises qu’il pratiquait à foison. Cependant Pierre avait un frère, Jacques Charles (m. 1739), également maître peintre, qui constitua une bien meilleure alternative, car habitant dans le quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, tout près du Catalan.
Extrait de l'inventaire après décès de la veuve Delaunay, 1746. Paris, Arch. Nat. © photo Stéphan Perreau
C’est en effet, grâce à l’inventaire après décès de son épouse, Geneviève Legendre, réalisé le 27 juillet 1746 par Maître Dupont[2], qu’un indice probant selon nous a appelé à cette identification. Des effets de Jacques Charles Delaunay, sa veuve ne possédait plus grand chose si ce n’était « trente huit toiles de tableaux représentants différents sujets, dont portrait de l’histoire d’Ester, la Madeleine pénitente et une descente de croix, un autre tableau peint sur toile dans sa bordure de bois doré représentant un enfant », mais surtout « un tableau estampe sous un verre blanc dans sa bordure de bois doré portrait de M. Rigault, prisé le tout ensemble quarante trois livres ». Quelle épouse aurait conservé par-delà la mort de son époux l’image visiblement précieuse d’un grand maître, si ce n’est par respect pour l’estime que Jacques Charles portait à Rigaud ? Le détail est suffisamment intriguant pour, du moins, constituer une forte présomption…
B. Montmorency, portrait de Pieter Parker. 1742. Amsterdam, Rijksmuseum © Rijksmuseum
La biographie du hollandais Jan Baptista Montmorency (ou Monmorency) qui intégra l’atelier pour trois ans en 1706, reste aujourd’hui plus indigente encore, même si l'on sait qu'il apparaît sous le nom de Montmerensy dans les comptes de la gilde de Saint Luc d'Anvers aux années 1710-1711 (nous remercions M. Roch de Coligny pour cette information ainsi que pour l'identification des armoiries des tableaux de la vente Bernaerts). Avec Viennot, Montmorency réalisa toute une série de dessins « très finis » d’après de grandes compositions à succès de son employeur. Son portrait de Pieter Parker (1700-1759), armateur, conseiller et maire de Goes exécuté en 1742, accuse une certaine raideur, mais montre un drapé de velours lie-de-vin à rebord de soie de même couleur traité aussi souplement que l’aurait fait le Catalan[3].
B. Montmorency, portrait de Benoît de Ruddere. 1727. Collection particulière © Liège commerce d'art
Plus récemment, on pouvait également reconnaître dans une effigie de Benoît de Ruddere (1690-1764), vicaire général de l’archevêque de Malines, Thomas-Philippe de Hénin-Liétard (1679-1759) toute l'influence qu'avait pu avoir le maître sur l'élève. Ainsi, comme dans le portrait de Léonard de Lamet par Rigaud, Montmorency choisit en 1727 de représenter son modèle dans un fauteuil très semblable et, surtout, de copier les mains à l'identique de celles du curé de Saint Eustache. L'huile sur toile, légèrement plus réduite, offre un témoignage saisissant de la portée de l'art de Rigaud sur ses aides, bien après leur émancipation [4].*
B. Montmorency, portrait d'un homme (1744) et de son épouse, membre de la famille de Huys de Thy (1730). Collection particulière © Bernaerts svv
Un an après la mort de son ancien maître, Montmorency perpétuait encore la mémoire de ses productions à succès en reprenant pour l'un de ses propres clients, un membre allié à la famille de Huys de Thy, une posture utilisée en 1713 par Rigaud dans son effigie de l'architecte de Robert de Cotte. Comme pour le portrait de Benoît de Ruddere ci-dessus, Montmorency semble donc avoir particulièrement goûté la reprise des attitudes de son professeur. Plus qu'un hommage, il s'agit davantage d'une facilité d'emprunt dont l'artiste semble avoir largement profité.
Le portrait en pendant de l'épouse du modèle, peint en 1730, renvoyait d'ailleurs largement aux productions d'un autre artiste français, collègue à ses heures du Hollandais, Robert Le Vrac Tournières. En effet, on y retrouve la même posture lascive du modèle, se tenant devant une table où l'on voit un coussin (parfois caché par un drapé). L'attitude avait été initiée par Tournières dans son fameux portrait de Madame d'Ormesson-d'Aguesseau (Paris, musée des Arts décoratifs) quoi que la main gauche ne « pinçait » pas encore le plis de la robe. Par contre, on retrouve cette main à l'identique de Montmorency dans plusieurs autres productions du même Tournières, d'une inconnue au manteau rose à la jeune femme marchand à droite dans le portrait d'une famille dans un parc, daté de 1724, et conservé au musée des Beaux-arts de Nantes [5].**
B. Montmorency, portrait d'un homme (1744) et de son épouse (1730). Verso. Collection particulière © Bernaerts svv
En 2023, un portrait d'homme (ci-dessous, 90 x 71 cm) rentoilé mais portant sur son chassis l'indication rapportée « J.B. Montmorency », montre une fois de plus que l'artiste s'était quantonné dans l'utilisation de postures à succès de son professeur, mais sans se départir d'une certaine raideur. Ici, le modèle fixe le spectateur et pose une main avec trois doigts repliés sur sa hanche, à l'exemple du portrait de Conrad Detlev, comte de Dehn, peint par Rigaud en 1723.
B. Montmorency, portrait d'homme. Collection particulière © France, commerce d'art
Tout comme Montmorency, Jacques Melingue (v.1669-1728) et Antoine Dupré servirent trois ans, de 1694 à 1697. Le premier, fils d’André Melingue et de Louise Bréban, était qualifié de « maître peintre » lorsqu’il décéda le 20 juillet 1728 au second étage d’une maison de la rue des Vieux-Augustins[6]. Auparavant, il logeait probablement chez Rigaud, rue Neuve-des-Petits-Champs, comme le montre un « Mémoire des Portraits de la famille Royale que Melingue a fait par ordre de feü Monseigneur Le Marquis de Seignelay pour mettre dans sa gallerie de Sceaux », daté du 30 octobre 1691[7]. Visiblement, Melingue fut autant employé à peindre des effigies du duc de Chartres [P.152] ou de madame de Guise[8], qu’à « voir les cabinets des curieux de Paris pour en faire un estat de tous les tableaux des anciens pintres que ledit seigneur [Seignelay] trouveroit propre à faire copier pour mettre sur les cheminées et portes de lappartement de Madame à paris ».
À la mort de Seignelay, son frère, l’archevêque de Rouen Jacques-Nicolas Colbert [*P.473], avait même payé 54 livres 25 sols à l’artiste « pour faire apporter tous les tableaux du cabinet de Versailles de feü Monseigneur de Seignelay et pour les avoir fait placer dans les chambres ou ils ont esté vendu à paris ». En 1703, alors qu’il avait quitté Rigaud depuis quatre ans, l’ancien aide fournissait pour le château de Montfermeil appartenant à l’intendant Bégon [*P.530], des copies de portraits auxquels il n’avait pourtant jamais participé[9]. Le 23 juillet 1728 enfin, son inventaire après décès inédit, moins laconique que les scellés posés quelques jours auparavant, ne garda curieusement aucune trace de sa participation à l’atelier de Hyacinthe Rigaud mais prouvait qu’il s’était spécialisé dans un tout autre registre : celui des tableaux de dévotion et de la mythologie galante[10]. Il laissait ainsi dans la première chambre « ayant vue sur un jeu de boulle », une descente de croix et une Nativité dans leur bordure de bois doré, cinq autres tableaux « représentant différents sujets de dévotion sans bordure » prisés ensemble 30 livres. Un portrait de « madame de mortemart dans sa bordure de bois doré et cinquante tableaux peints sur toile representans differens portraits tant d’hommes et de femmes sans bordure » prisés ensemble 6 livres. Dans la chambre où le peintre est décédé, on notait un ecce homo dans sa bordure, deux tableaux de paysage dont un servant de dessus de cheminée, deux autres figurant des déesses et des amours sans bordure et un portrait d’homme estimés 20 livres. Par testament, déposé également chez Goudin le 20 juin (ibid., ET/XIII, 232), l’artiste légua « sept tableaux de dévotion à Madame gasehies [Gaschier ?] pour sa chapelle ne pouvant reconnoistre mieux ses bontez ».
Antoine Dupré (v.1673-1714), marié à Marguerite Florimonde Varry depuis le 6 avril 1698, est un autre exemple de l’éclectisme des aides de Rigaud. Mort dans son appartement du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois le 29 août 1714[11], nous avons découvert qu’il y logeait et formait à « l’art de peinture » une jeune amatrice de son quartier, Marie-Anne Dourlant, et qu’il faisait commerce de copies de grands maîtres. Au gré de l’inventaire du mobilier de l’appartement, les notaires ne relevèrent en effet que quelques tableaux à usage privé[12], avant que ne soient dépêchés pour l’expertise des « tableaux et matériels servant à la profession de peintre » un autre aide de Rigaud, Charles-Antoine Hérault, aidé dans sa tâche de Jean-Baptiste Feret (1664-1739). La liste égrène les preuves de son activité de copiste, dupliquant des auteurs très prisés de Rigaud, à savoir Titien, Raphaël, le Bourguignon, le Corrège, Il Sassoferrato, Carlo Maratta, le Bassan, Valentin de Boulogne, Grimou, François de Troy, Santerre ; le tout dans des registres aussi variés que les images de piété, les fleurs, les batailles, les marines, les architectures, les joueurs de flûte et autres figures de fantaisie. Parmi la centaine d’items recensés, Rigaud est toutefois sous-représenté avec deux réductions peintes du Louis XIV de 1701 [P.695] et du Philippe V [P.697]. Les « esquisses d’habillements » prisés 6 livres témoignent pourtant du métier acquis par Dupré au contact de l’atelier du Catalan, puisqu’il avait été principalement sollicité dans ce domaine[13]. Fin « boutiquier » et marchand d’estampes, Dupré possédait également quatre cuivres estimés par Gaspard Duchange (avec des tirages correspondants). L’un d’eux est particulièrement intéressant puisqu’il s’agit de la « planche gravée par M[onsieu]r Edelinck d’après Rigault représentant le portrait de m[onsieu]r Desjardins » [P.306-5-a], sans doute acquise à la vente après décès du graveur.
[1] Paul Parfouru, « Lettres du peintre L.-J. de Launay (1724-1726) », Prost, 1898, et Bulletin et mémoires de la Société archéologique du département d’Ile-et-Vilaine, 1898, vol. 27, p. 35, 307-344.
[2] Paris, Arch. nat., MC, ET/XXIV/705. Geneviève Legendre était fille de Marie Lecomte et de Jacques Legendre, maître sculpteur, préalablement veuf de Marie Cogneur. Jacques Legendre eut cinq enfants dont les garçons poursuivirent le métier et les filles épousèrent l’une un maître ciseleur, l’autre un sculpteur et la troisième un receveur des domaines.
[3] Huile sur toile, H. 85,5 ; L. 69. Amsterdam, Rijksmuseum. Inv. SK-A-1658. Daté et signé au dos : « AEtatis 42. Mr Pieter Parker fait par B. Mommorency A 1742 ».
[4] H. 127 ; L. 95 cm, vente Liège, 19 octobre 2017, lot. 101. Voir Perreau, « Un nouveau portrait par B. Monmorency, collaborateur d'hyacinthe Rigaud », hyacinthe-rigaud.overblog.com [en ligne] 7 octobre 2017 et James Sarazin, James-Sarazin, « Dans le sillage de Hyacinthe Rigaud : le portrait de Benoît De Ruddere par Monmorency », Hyacinthe Rigaud (1659-1743). L'homme et son art - Le catalogue raisonné, Editions Faton, [en ligne], 9 octobre 2017, URL : http://www.hyacinthe-rigaud.fr/single-post/2017/10/09/Dans-le-sillage-de-Hyacinthe-Rigaud-le-portrait-de-Benoît-De-Ruddere-par-Monmorency.
[5] Huiles sur toile, H. 113 ; L. 87 cm. Sur leurs toiles d'origine. La première signée et datée au verso Fait par BMontmorency A°1730, la deuxième Fait par BMontmorency A°1744. Vente Anvers, Bernaerts, 12 décembre 2017, lot. 275. Voir James-Sarazin, « Dans le sillage de Hyacinthe Rigaud : Monmorency encore et toujours », Hyacinthe Rigaud (1659-1743). L'homme et son art - Le catalogue raisonné, Editions Faton, [en ligne], 10 décembre 2017, URL : http://www.hyacinthe-rigaud.fr/single-post/2017/12/10/Dans-le-sillage-de-Hyacinthe-Rigaud-Monmorency-encore-et-toujours. L'auteur faisait une comparaison entre le portrait de femme et une production de Jean Ranc, le portrait d'Elisabeth Farnère, pourtant peu diffusé en 1730, année du travail de Monmorency. Ranc s'inspirait d'ailleurs déjà de Tournières, comme nous le montrerons prochainement.
[6] Scellés apposés le lendemain par le commissaire au Châtelet, Jean-François Letrouyt-Deslandes. Paris, Arch. nat., Y.10981. Résumé dans Guiffrey, 1883-1885, IV (1883), p. 292, 293.
[7] Paris, Arch. nat., T112329B. Cité dans Pascal Liévaux, Gérard Rousset-Charny, Marianne de Meyenbourg, Sceaux : architectures pour un domaine, de Colbert à nos jours : le château et l’orangerie, musée d’Île-de-France, 2006, p. 77, 80.
[8] Élisabeth Marguerite d’Orléans (1646-1696).
[9] Reçu des 14 et 22 septembre 1703 de 50 livres « pour le prix de deux copies des portraits de S. E. Mgr le Cardinal de Noailles [*P.491], et de Mgr le marquis de Torcy [P.519], qu’il m’a livré pour Montfermeil » (Vente Paris, Drouot, Piasa, 23 juin 2009, lot. 211). Melingue n’avait réalisé en tout et pour tout sous Rigaud qu’une copie de M. Mignon [*P.353], deux de M. de Saint-Contest [*PC.602] et avait participé à l’effigie du marquis de Vins [PC.704].
[10] Paris, Arch. nat., MC, ET/XIII, 233. Les scellés avaient été mentionnés et retrouvés p. 124 (Paris, arch. nat. X, 292).
[11] « Inventaire après le décès d’Antoine Dupré ». Paris, Arch. nat., MC, ET/LIX/163, 13 novembre 1714.
[12] Dont six représentant un Christ en croix, une descente de croix, une Sainte Famille, une Vierge et deux portraits, une grande composition figurant une vue de Saint-Cloud en paysage, une copie d’une Sainte Famille d’après Carrache, un saint François d’après frère Luc.
[13] L’inventaire signale un portrait de « Madame de Senelay », dans doute Marie-Louise de Fürstenberg, épouse de Marie Jean-Baptiste Colbert peint par Rigaud en 1709 [*PC.1034].
*mise à jour : 8 octobre 2017
**mise à jour : 16 décembre 2017