Le 23 décembre 1743, au terme de plusieurs mois de maladie, Hyacinthe Rigaud mourait octogénaire dans son riche appartement jouxtant la place Louis-le-Grand, avec la probable satisfaction d’être « parvenu aux honneurs par la voie du mérite ». En effet, aucun autre portraitiste ne semblait avoir acquis en France semblable renommée. Arrivé à Paris à l’âge de vingt-deux ans et après soixante-deux ans d’une carrière féconde, il laissait un corpus dans lequel se lit encore une certaine histoire politique et sociale de l’Europe, entre la fin du XVIIe et le premier quart du XVIIIe siècle.
Perpignan
« Hyacinthe, François, Honorat, Mathias, Pierre-le-Martyr, André, Jean, Rigau », vit le jour le 7 juillet 1659 à Perpignan, dans une province historiquement frondeuse qui n’était pas encore intégrée au royaume de France. Il fut tenu sur les fonts baptismaux de la cathédrale Saint Jean le 20 juillet suivant.
Acte de baptême d'Hyacinthe Rigaud. Registres de la cathédrale Saint Jean de Perpignan.
Archives départementales des Pyrénées orientales. 112ET838 f°145 r° © photo Stéphan Perreau
Hendrick Van Hulst (1685-1754), son fervent ami et son premier biographe, le nommait déjà de « Rigaud y Ros, c’est-à-dire Rigau-le-Roux », tout en nuançant l’attribution de ce sobriquet :
« Il faut que M. Rigaud ait ignoré toute sa vie cette nombreuse nomenclation qui lui avait été imposée par ses parents ou par la dévotion du pays, ainsi que la sorte d’adjectif mis à la suite de son nom de famille, puisqu’il n’en a jamais fait usage dans aucun des actes qu’il a passés durant le cours de sa vie, même dans ceux où cette précision est requise le plus spécialement[1]. »
Le milieu au rayonnement local et régional dans lequel Hyacinthe évolua fut autant celui des peintres-doreurs que celui des marchands[2]. Son grand-père, Jacinto (1697-1631), officiait déjà comme doreur au côté de son frère Honorat Rigau « le jeune » (1595-v.1625) et descendait d’une longue lignée d’artistes implantés dans le bassin perpignanais[3]. Le fils de ce dernier, Maties (v. 1626-1669), père de notre portraitiste, était tailleur d’habits (sastre) mais ne négligea pas le maniement du pinceau[4]. Veuf d’une fille de menuisier, il célébra en 1655 ses secondes noces avec Maria Serra (1638-1721), dont le père était passé de l’état de maître-tailleur à celui marchand de toiles (pentiner), à Perpignan. Si l’on ne connaît pas le nom de celui qui initia Hyacinthe Rigaud au métier de peintre, c’est en tout cas dans une sphère propice à l’observation des matières et des étoffes qu’il grandit. Le bassin catalan français contient encore quelques pièces éparses de l'art des Rigaud « avant Rigaud » tel Honorat « le vieux » dont le tabernacle peint en 1609 pour le maître autel de l'église Sainte-Marie de Palau del Vidre vient juste d'être restauré.
Honorat Rigaud, tabernacle de l'église Saint Marie de Palau del Vidre (66) © CCDRP 66
Mais pour justifier l’honneur que la cour de France fit à Hyacinthe Rigaud en le choisissant pour portraitiste quasi officiel, on a longtemps cherché un maître catalan à l'image plus définie de « maître peintre ». Antoni Guerra « le vieux » (1634-1705) fut un temps pressenti mais, en l’absence de sources fiables, de récentes études ont légitimement préféré écarter cette tradition[5]. Toutefois, et toujours selon Hulst, Perpignan manqua très vite de « grands exemples » pour que les dons de Rigaud puissent s’épanouir :
« Avant d’avoir atteint l’âge de quatorze ans, il n’y trouva plus ni maître ni tableau qui ne cédât à ce qu’il avait acquis de talent. Il ne s’en crut pas plus habile. Les esprits nés pour aller au grand s’éblouissent rarement de leurs premiers succès. Ceux de Rigaud ne lui servirent qu’à lui faire mieux concevoir tout ce qui lui manquait encore. »
Montpellier
Désireux qu’il était de percer le secret « des chefs-d’œuvre de l’école d’Italie, de celle de Flandre », le garçon ambitionna d’apprendre sous les maîtres et d’admirer leurs productions. La ville de Montpellier sembla tout indiquée : à la fois proche et regorgeant d’œuvres d’art, elle était un creuset artistique très actif. Ainsi, le Bruxellois Jean Zueil (fl. 1647-1658), dit « le Français », y avait popularisé un style proche de Rubens et de Van Dyck[6]. Marié à la sœur d’un artiste local, Samuel Boissière (1620-1703), Zueil est aujourd’hui davantage connu pour ses démêlés avec une autre figure emblématique de la cité languedocienne à laquelle Rigaud vouera d’ailleurs un véritable culte : Sébastien Bourdon (1616-1671). Toute sa vie, le Catalan possédera en effet des œuvres de cet artiste et n’hésitera pas à les pister sur le marché de l’art, quitte à les revendre. Certaines étaient chères à ses yeux, tel l’autoportrait de Bourdon qu’il retoucha et qu'il finira par léguer, en 1734, à l’Académie royale, après y avoir ajouté un drapé [7].
Orphelin de père depuis 1669, c’est paradoxalement chez Pierre Chypolt, un doreur de Carcassonne, que Hyacinthe sera envoyé dès 1671[8]. Cet apprentissage, qui devait durer quatre ans mais qui fut finalement écourté, explique qu’il connaissait depuis fort longtemps son sujet lorsque, trente ans plus tard, il s’attachera à superviser la dorure des bordures de ses tableaux. Dans une lettre datée du 19 juin 1720 qu’il adressa au marquis de Gueidan à qui il s’apprêtait à livrer son portrait [P.1270], le peintre se dévoilait entrepreneur, soucieux à la fois de sculpture et de dorure :
« Votre Portrait est finy depuis quelque tems ; […] j’ay envoyé chez le sculpteur pour luy dire de tenir preste la bordure que je luy ay ordonnée, mais j’ay été fort surpris, quand il m’est venu dire le prix, qu’il en vouloit. Au lieu de soixante livres que j’avois fait le marché avec luy, il en a demandé cent-cinquante ; ce qui fait cette augmentation est que je luy avois dit qu’il ne la fit pas dorer, que lorsque je luy ferois dire, j’avois fais celà pour un bien, car, après que la sculpture est faite, il faut la laisser un temps pour que le bois fasse son effet, parce que l’expérience m’a apris que quand on les dore en même tems, cela fait eclater la dorure ; et comme tout est augmenté monstrueusement en ce pays cy, j’ai pensé que je devois auparavant de le faire dorer, vous donner avis du prix que l’ouvrier en veux. Je vous aprend en même tems que j’ay découvert une bordure d’un aussy bon gou que celle que j’avois commandée ; elle se trouve toute dorée et comme le sculpteur qui la veut vendre l’a fait faire dans un tems que l’or n’étois pas au prix qu’il est aujourd’huy, il m’a dis qu’il la laisseroit pour cent livres, par là vous en gagnerez cinquante. Mandez moy, je vous prie, Monsieur, ce que vous voulez que je fasse ; je ne cherche en cela que votre interrest. Il est affreux que les choses soient montées au degré où elles sont ; ce qui est le plus déplaisant est que l’ouvrage que l’on fait faire aujourdhuy n’en vaut pas mieux pour cela[9]. »
Le 10 novembre 1673[10], Rigaud intégra finalement l’atelier du peintre montpelliérain Paul I Pezet (1622-1687), « peintre médiocre, mais qui possédoit une collection de beaux tableaux » avouait Van Hulst. Ce jugement réducteur doit être aujourd'hui nuancé comme en témoigne sa participation, aux côtés d'Antoine Ranc et de Simon Raoux (père de Jean) à l'élaboration du plafond peint de la nef de la chapelle Sainte Foy des Pénitents blancs de Montpellier.
Montpellier, plafond de la Chapelle Saint Foy des Pénitents blancs (1671-1691) © photo Stéphan Perreau
Si le talent de ce maître fut sévèrement jugé par une sphère artistique parisienne quelque peu hégémoniste, l’homme avait un goût prononcé pour les peintres flamands et romains, paradigmes parfaits pour un jeune peintre ambitieux. Parvenu au terme de son contrat, le jeune apprenti semble être resté deux ans de plus à Montpellier ou y être revenu. En effet, le 28 mai 1678, il signait comme témoin du contrat d’entrée en apprentissage de son frère Gaspard (1661-1705)[11], dans l’atelier d’un des peintres les plus sollicités de la région, Antoine Ranc (1634-1716) [P.488].
« Ranc exerçoit l’art dans la même ville ; il étoit beaucoup plus habile que Pezet. Rigaud se concilia son amitié, et l’eut en quelque sorte pour maître aussi, sans pourtant quitter le dernier, préférant à tout autre avantage celui de vivre habituellement avec les ouvrages des grands hommes qui paroient son cabinet[12]. »
Hyacinthe ne semble pas avoir été véritablement l’élève de Ranc, comme le laisse supposer Van Hulst, mais il en devint un aide probable, travaillant à ses côtés sur les projets décoratifs des édifices religieux de la ville. Quelque vingt ans plus tard, nous le verrons, ses liens avec cette dynastie montpelliéraine seront d’autant plus renforcés lorsqu’Antoine confiera aux bons soins parisiens du Catalan son fils aîné Jean, futur peintre de la cour d’Espagne...
1678 : À Lyon
[1] « La vie de M. Rigaud par Henri Hulst lue à l’Académie », s.d., dans Philippe de Chennevières-Pointel, Louis Dussieux, Paul Mantz, Anatole de Montaiglon, Édouard Soulié, Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’École impériale des beaux-arts, Paris, Dumoulin, II, 1854, p. 126-133.
[2] Julien Lugand, Peintres et doreurs en Roussillon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Canet, Trabucaire, 2006.
[3] La Canonisation de saint Hyacinthe, anciennement au couvent des Dominicains de Perpignan et aujourd’hui à Joch, le tabernacle de l’église de Palau-del-Vidre (1609) et le retable de l’église de Montalba près d’Amélie-les-Bains sont habituellement attribués au grand-oncle de Hyacinthe, Honorat « le jeune ». Quant au retable de Saint-Ferréol de l’église Saint-Jacques de Perpignan provenant du couvent des Minimes ainsi que celui de l’église Saint-Jean-l’Évangéliste à Peyrestortes, ils sont attribués à l’arrière-grand-père, Honorat Rigau « le vieux » (v.1565-v.1621).
[4] Voir le contrat de mariage de Gaspard Rigaud en 1692 qui qualifie Maties d’ « aussi peintre ».
[5] Guerra, la peinture baroque en pays catalan aux XVIIe et XVIIIe siècles. Catalogue de l’exposition Guerra, Perpignan, palais des rois de Majorque, 2006.
[6] Rigaud n’ignorait sans doute pas le style de Zueil qui était parrain de plusieurs enfants d’Antoine Ranc.
[7] Quatre ans plus tôt, il s’en inspira dans un magnifique dessin agrémenté d’une architecture de fenêtre, destiné au graveur Laurent Cars pour son morceau de réception à l’Académie en 1733 [PC.1389-1].
[8] Lugand, op. cit., p. 48, 53.
[9] Fondation Custodia, inv.1989-A.417. Citée par Gibert, n° 2, p. 294-295.
[10] James-Sarazin, 2011, p. 200, 205.
[11] Émile Bonnet, Dictionnaire des artistes et ouvriers d’art du Bas-Languedoc, Montpellier, 2004, p. 404-405. Julien Lugand a montré pour sa part que Gaspard avait débuté sa carrière par un apprentissage chez un maître cordier à Perpignan, dès 1674.
[12] Van Hulst, op. cit.