À l’aube des années 1740, l’atelier de Hyacinthe Rigaud était devenu moins encombré d’aides. La Penaye venait de mourir et avait déjà quitté son maître depuis plus de vingt ans. Le Catalan fatigué, maintes fois malade, rechignait depuis longtemps à se déplacer, sauf pour ses devoirs religieux. Il avait néanmoins gardé des années fastes un intérieur confortable qui demeurait très prisé des connaisseurs :
« Hyacinthe Rigaud, très excellent peintre pour le portrait, a choisi un appartement vis à vis de l’Hôtel Mazarin. On verra chez lui bon nombre d’excellents tableaux de maîtres estimés, comme Titien, Rubens, Vendeik, Reimbrans, des bronzes et des porcelaines de la première perfection, et particulièrement quantité de ses ouvrages qui sont admirés par tous ceux qui se connaissent en peinture[1]. »
L’appartement se ressentait du besoin de flatter l’œil par l’accumulation de meubles de prix, de glaces et autres tentures d’indienne du plus beau choix. Bustes, marbres et objets d’art, constituèrent ornèrent très tôt des espaces de représentation que tout visiteur était invité à admirer, avant que, séduit, il ne passe éventuellement commande d’un portrait. Si Rigaud réservait à ses proches l’intimité de son cabinet dans lequel ses œuvres les plus personnelles étaient conservées (on pense à sa Madeleine pénitente que nous avions récemment identifiée [P.1119]), il offrait aux curieux ce qu’on appellerait aujourd’hui un show-room, dans lequel on retrouvait les meilleurs prototypes de ses productions, voisinant sur leurs cimaises avec des œuvres de Rubens, Titien, Basan, Van Dyck ou Bourdon. Parfait ambassadeur de son art, quoique handicapé par un fort bégaiement, Rigaud savait recevoir et flatter.
Son avis prévalait déjà depuis fort longtemps. On connaît ses liens avec les plus grands collectionneurs et marchands de la place, particulièrement avec le banquier Jabach [P.128], insatiable prêteur d’argent et revendeur d’œuvres d’art à Louis XIV qui lui avait acheté, dès 1671, le double portrait des princes palatins par Van Dyck, et dont Rigaud avait exécuté très tôt une copie qu’il lèguera à son filleul Collin de Vermont[2].
Anton Van Dyck, portrait des princes Palatins. Paris, musée du Louvre © photo Stéphan Perreau
Moins enclin que ses contemporains à pratiquer des expertises après décès, Hyacinthe Rigaud avait cependant été consulté par le duc de Guesvres pour estimer les esquisses et portraits restés impayés à la mort du peintre Alexis Simon Belle (1674-1734)[3]. Assisté de Largillierre, qui fut d’accord sur tout, Rigaud délivra un certificat qui ne souffrait aucune contestation :
« Ayant vû et examiné le Memoire cy dessus du nombre de tete peintes par feu M. Belle, de plusieurs seigneurs de la Cour, et les deux esquisses, l’un representant la Marche, et l’autre le Roy dans son trône, le l’endemain du sacre, j’ay trouvé que tous les prix qui sont écrits sont dans leur juste valeur ».
Mais c’est surtout en devenant expert pour le compte des cours européennes qu’il occupa les dernières années de sa vie :
« Lorsqu’un Souverain avoit dessein de former un cabinet de tableaux, Rigaud étoit nommé par préférence ; la grande connoissance qu’il avoit des écoles & des différens caractères des maîtres, avec une probité reconnue, justifioit le choix qu’on avoit fait de sa personne. Le Roi l’avoit nommé en dernier lieu pour l’acquisition d’une partie du cabinet du Prince de Carignan, & le Roi de Pologne en pareille occasion s’étoit adressé à lui : il a eu l’honneur de recevoir de ce Prince un assortiment des plus belles porcelaines de Dresde[4]. »
Rigaud possédait, rue Louis-le-Grand, un cabinet d’environ 150 toiles. Le premier inventaire de sa collection, réalisé en 1703 à l’occasion d’un projet de mariage avec l’une de ses modèles [*P.777][5], avait montré un Jordaens, des Van Dyck, un Titien et un Véronèze, deux Bourdon et trois Forest. Rigaud s’y dévoilait copiste de Carlo Maratta, de Rembrandt, admirateur inconditionnel de Guido Reni et de Rubens.
À leur tour, lorsque le peintre Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) et le restaurateur des tableaux du roi François Louis Colins (1699-1760) eurent à évaluer les tableaux laissés par la disparition du vieil artiste, ils décrivirent pour plus de 30 000 livres de toiles et d’estampes, soit 10 000 de plus que ce que rapporta l’argenterie. Un tel trésor, s’il n’était pas exceptionnel, montrait en tout cas que Rigaud, pour paraphraser les termes de son filleul Collin de Vermont, connaissait bien la grande distance qu’il y a du beau à l’excellent.
[1] Germain Brice, Nouvelle description de Paris, Paris, 1725, p. 415-416.
[2] « Un tableau copié d’après Van Dyck représentant le Prince Palatin et le Prince Robert son frère, dont le Roy a l’original. » Septième testament du 29 septembre 1735. L’original est conservé au Louvre (Inv. 1238).
[3] État des ouvrasge que le S. Alexis Belle peintre Ordinaire de Sa Majesté a faits par les ordres de Feu M. Le Duc d’aimont & sous la Regence de Monseigneur le Duc d’Orléans en l’années 1722 représentants les cérémonies du sacre du Roy. Versailles, archives municipales, F825. Cité dans Camus, 1990, p. 36-37.
[4] Dezallier d’Argenville, op. cit., p. 410.
[5] Jules Guiffrey, « Contrat de mariage et testament du peintre Hyacinthe Rigaud », NAAF, 3e série, t. VII, 1891, p. 50-73.