C’est vers la fin de l’année 1678 (et non en 1677 comme les sources écrites le pensaient jusqu’ici) que Hyacinthe quitta Montpellier pour Lyon car, toujours selon Van Hulst, « ses conducteurs lui avoient dit qu’il pouvoit se produire par lui-même ». Rigaud fit probablement halte en Provence, notamment à Aix, ville dont il peindra de nombreux notables. En 1679, il semblait déjà bien intégré au milieu artistique lyonnais et plus particulièrement à celui des graveurs Jacquemin[1], Drevet[2] et Audran[3]. En effet, le 13 février de cette année-là, il fut témoin du mariage d’Hugues Béguinot, bourgeois de la paroisse Sainte-Croix[4] avec, à ses côtés, le peintre Nicolas Delestre, l’orfèvre Mathurin Pourre et le graveur Hubert Viennot (v.1654-1704), dont le fils Charles (1674-1706) deviendra à Paris l’un des collaborateurs de confiance de Hyacinthe.
Signature de Hyacinthe Rigaud sur l'acte de mariage d'Hugues Beguinot (1679) - Lyon, AM © Stéphan Perreau
L’arrivée de Rigaud à Lyon ne fut pas le fruit du hasard. La cité s’imposait depuis longtemps comme une plaque tournante du commerce des soieries, une porte ouverte vers la Suisse et une étape presque obligée entre le Languedoc et Paris. Le milieu artistique y était particulièrement foisonnant, encouragé par de riches marchands et de nouvelles fortunes. Notre peintre y bénéficia probablement d’appuis logistiques liés aux clients de ses maîtres montpelliérains. Accompagné d’Henri Verdier (1654-1721), par ailleurs élève d’Antoine Ranc[5], il emboîtait ainsi le pas de Samuel Boissière qui les y avait précédés dès 1672. Il n’est pas non plus improbable qu’Antoine Ranc soit passé par la capitale des Gaules dès 1664, avant ou après son voyage romain. Quelques années plus tard, Guillaume Pezet, le fils du maître de Rigaud, imitera ses aînés en venant aussi y exercer une activité soutenue de peintre-expert, en même temps que Verdier [6].
Durant ces deux années lyonnaises[7], Hyacinthe Rigaud « résida constamment » dans la capitale des Gaules selon les termes de Van Hulst, c’est-à-dire qu’il forma les bases d’une clientèle de négociants ou de banquiers suisses tout acquise à son style :
« Ses talents ne tardèrent pas à s’y faire connoître, et même à être exagérés par des prôneurs, nation plus échauffée souvent qu’éclairée, moins dangereuse alors au jeune commençant, par le nombre d’envieux qu’elle lui suscite que par la sotte vanité dont elle manque rarement de lui remplir la tête, et qui le perd sans retour. Vous le savez, Messieurs, il faut plus qu’un maître et une vertu ordinaires pour résister à ce genre de séduction[8]. »
Hyacinthe Rigaud, portraits d'hommes [cat. P.5 & P.10], v. 1680-1681. Collections particulières
© galerie Morin & documentation des peintures du Louvre.
À l’instar de Nicolas de Largillierre qui rapporta en France, à la même époque, ce qu’il apprit de la Hollande et de l’Angleterre, on sait, par les portraits issus de sa première période, que Rigaud popularisait déjà avec succès des attitudes mêlant théâtralité et décontraction. Si les œuvres antérieures à 1681 sont difficilement quantifiables, les premiers témoins de son art montrent à la fois des modèles en buste (où les drapés sont déjà omniprésents) mais aussi des postures à mi-corps, dans un paysage « à la Van Dyck », un coude appuyé sur un rebord de pierre et avec des mains lascives.
Hyacinthe Rigaud : à gauche, portrait de Pierre Vincent Bertin (1685) ; à droite, portrait de Marie Cadenne (1684)
© Sotheby's images et musée des Beaux arts de Caen
Personne mieux que Collin de Vermont, son thuriféraire de filleul, n’a parfaitement résumé cet art naissant qui verra son complet développement à Paris :
« Il prit pour son modelé dans le portrait le fameux Vandeick, dont le beau pinceau le charma toujours, & dès les premiers qu’il a faits, on y voit cette belle exécution & cette fraîcheur de carnations, qui ne viennent que d’un pinceau libre & facile. Il s’attacha dans la suite à finir soigneusement tout ce qu’il peignoit ; mais son travail ne sent point la peine et quoiqu’il terminât tout avec amour, on y voit toujours une belle façon de peindre, et une manière aisée. Il a joint à l’aimable naïveté et à la belle simplicité de Vendeik une noblesse dans les attitudes, et un contraste gracieux, qui lui ont été particuliers. Il a, pour ainsi dire, amplifié et étendu les draperies de ce célèbre peintre, et répandu dans ses compositions cette grandeur et cette magnificence qui caractérisent la majesté des rois, la dignité des grands, dont il a été le peintre par prédilection. Personne n’a poussé plus loin que lui l’imitation de la nature dans la couleur locale et la touche des étoffes, particulièrement des velours. Personne n’a su jeter les draperies plus noblement et d’un plus beau choix. Il a trouvé le premier l’art de les faire paraître d’un seul morceau, par la liaison des plis, ayant remarqué même dans les plus grands maîtres des draperies qui semblaient de plusieurs parties, par ce défaut de liaison, que la gravure fait mieux sentir que le tableau, parce qu’elle est dénuée de couleur. Il était ennemi de cette simplicité pauvre et mesquine, qui n’est point celle de Vandeik ; et jusques aux moindres choses, il les ennoblissait et leur donnait de la grâce. Il a porté au plus haut degré cette partie si considérable dans les tableaux, où si peu de peintres excellent, et où les connoisseurs fixent d’abord leur attention ; je veux dire les mains, qu’il a peintes d’une beauté et d'une correction parfaite. Ses ouvrages ont cela de remarquable, qu’ils plaisent également de près comme de loin, parce que le beau fini n’en ôte point l’effet[9].
Hyacinthe Rigaud, autoportrait [P.1], vers 1679-1681. Angleterre, Collection privée © Christie's Londres Ltd
On pourra ajouter à ce portrait flatteur les mots justes de Hulst qui décrivait l’ambition et l’état d’esprit de l’artiste à son départ de Lyon :
« L’ambition d’exceller dans son art l’emportoit chez lui sur toute autre. Paris et Rome attiroient tous ses vœux. Colbert et le Brun y étoient l’âme de votre école, et la maintenoient dans cet état florissant auquel nous vous devons, après nous avoir donné les Lafosse, les Jouvenet, les Boulogne, les Coypel, avec les de Troy, les Largillierre et tant d’autres. Quels émules pour un jeune homme aussi noblement inspiré que l’étoit le nôtre ! Le désir de s’approcher d’eux et de combattre à leurs côtés, il me l’a dit nombre de fois, l’enflamma à tel point qu’il le privoit souvent du repos de la nuit. Il ne put pourtant se rendre à Paris qu’au commencement de 1681, étant alors dans la vingt-deuxième année de son âge. »
Si l’on concède à ces récits un côté emphatique, voire même ronflant, n’en attendait-on pas moins de Collin qui venait d’hériter d’une partie de la collection de son parrain ? N’excusera-t-on pas non plus Hulst, l’ami de toujours, infatigable biographe et conservateur de la mémoire de Rigaud qui facilita grandement le travail des historiens ? Derrière tous ces superlatifs, on entrevoit en réalité les secrets du succès qui motiva l’artiste à s’entourer rapidement de collaborateurs et à mettre sur pied un atelier dont les rouages ont longtemps été complexes à saisir. Connaître l’art de Rigaud, c’est donc définir les contours de cette entreprise et, surtout, mieux connaître ses employés dont, jusqu’ici, on ne savait rien, ou presque. Munis de ces clefs, on pourra alors mieux appréhender les comptes de l’artiste et tenter d’établir un catalogue.
1681 : Paris, les débuts de la gloire
[1] L’un d’eux, Bertrand (1671-1745), graveur à la monnaie de Lyon, sera témoin de l’acte de décès d’Hubert Viennot. Quant à son frère Pierre (fl, 1684-1690), il épouse le 11 septembre 1687, Marguerite Viennot, sœur d’Hubert (archives de Lyon 1GG405, fol. 146, v°, 147, contrat devant maître Gros, notaire. Delestre est présent).
[2] L’amitié qui le lia notamment à Pierre Drevet (1663-1738) est restée célèbre par le grand nombre d’estampes qui furent produites.
[3] La figure emblématique de la famille à cette époque à Lyon sur la paroisse Sainte-Croix est Germain Audran (1631-1710), ami et parent d’Hubert Viennot mais aussi formateur de Pierre Drevet. Son fils, Jean (1667-1754) sera l’un des interprètes à Paris des œuvres de Rigaud.
[4] Archives de Lyon, 1GG405, fol. 40 v° & fol 41. La signature de Rigaud avait été citée sans référence à l’acte ni à la paroisse par Natalis Rondot dès 1888 (p. 172). L’auteur revoyait fautivement l’artiste, le 29 avril 1680, au bas d’un autre acte de la paroisse Sainte-Irénée (1GG223, fol 61, v°). Voir Stéphan Perreau, « Un nouveau portrait de jeunesse de Rigaud », édition numérique www.hyacinthe-rigaud.over-blog.com, 11 novembre 2010.
[5] Les archives de l’Hérault conservent son contrat d’apprentissage dans l’atelier de Ranc ainsi que celui de son frère Guillaume (1655-1714), qui resta à Montpellier au départ d’Henri.
[6] On le trouve notamment aux côtés de Daniel Taraval dans l’expertise des tableaux présents dans l’inventaire après décès de Jean-François Clavel, le 30 janvier 1711. Voir Gilles Chomer, Lucie Galactéros de Boissier, Pierre Rosenberg, « Pierre-Louis Cretey, le plus grand peintre lyonnais de son siècle ? », Revue de l’art, 1988, n° 82, p. 33.
[7] Peut-être un peu moins si l’on considère qu’en 1681 il travaille déjà à Paris et qu’il y a logiquement effectué des séjours pour préparer son installation. La tradition écrite parlait jusqu’ici de quatre ans.
[8] Van Hulst, op. cit.
[9] « Essay sur la vie et les ouvrages de Monsieur Rigaud par Monsieur Colin [sic] de Vermont, peintre ordinaire du Roy et professeur en son Académie Royale de Peinture, publié après la mort de Rigaud », Mercure de France, nov. 1744.