Afin d’épauler Adrien Leprieur, Hyacinthe Rigaud fit appel à un certain Bailleul que l’on identifiait jusque récemment (par défaut d’archives) soit comme le graveur et géographe François Baillieul — à l’orthographe pourtant bien distincte dès le XVIIIe siècle[1] — soit comme Pierre, également membre de la célèbre Académie de Saint Luc, et qui officiait à Paris à peu près au même moment et qui décéda avant 1742, année où sa veuve, Anne Cousin, témoignait au Châtelet lors d’un différend l’opposant au peintre Robert Le Vrac Tournières[2].
À ces deux candidats, nous avions très tôt préféré, Claude Bailleul, fils de Anne Leroy et du marchand sellier René Bailleul[3]. L’inventaire après décès de ce dernier, dressé le 30 juin 1740 à la demande de sa seconde épouse, Marie-Anne Gabrielle Mauroy[4], laisse entrevoir en effet le goût des Bailleul pour la peinture et certaines œuvres de Rigaud comme un petit portrait de Louis XIV et une estampe représentant « Mr Secousse ». Ces indices pouvaient paraître maigres pour attester formellement de l’identité de l’aide de Rigaud mais le fait que Claude Bailleul vive avec plusieurs membres de sa famille rue des Petits-Champs, sur la paroisse Saint-Eustache, où habita fréquemment Rigaud plaidait en cette faveur. Parmi les nombreux autres demandeurs de l’inventaire, était en effet présente Marie-Anne Bailleul (m. 1787), épouse de Jacques Charles II Hérault (1688-?), fils de Charles-Antoine qui avait travaillé avec Rigaud, et qui s’allia ainsi à son beau-frère dans l’expertise d’œuvres de son oncle et de son cousin, Antoine et Charles-Antoine Coypel[5].
Bailleul et Hérault se retrouvèrent ainsi, le 16 décembre 1733, cul-de-sac de la rue de Matignon, lors de l’estimation des œuvres d’art laissés par la mort de Laurent Rondé, secrétaire du roi, garde des pierreries de la couronne[6]. Avec son père, Claude Bailleul fut également témoin au mariage, le 25 juin 1730, de Jean Domergue, maître tailleur et de Catherine Françoise Aubert, sa cousine[7] ainsi qu’à celui de son frère, Charles René, marchand Mercier quincaillier à Paris, qui épouse le 4 mars 1730, Marie Marguerite Lemoyne, fille d’un ancien marchand sellier du quartier Saint Sulpice[8].
Malgré son intense activité dans l’atelier, de 1701 à 1714, et peut-être à cause du fort mimétisme de son style avec son maitre, peu d’œuvres attestées de Claude Bailleul sont parvenues jusqu’à nous. Le superbe portrait posthume de François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715), signé en bas à droite sur un montant de la table « Bailleul p. 1718 », témoigne cependant des grandes similitudes existant avec les productions de son maître[9].
Spécialisé sous Rigaud dans les répliques de bustes, de cuirasses et autres bras de fauteuils, on retrouve ici dans l’ample soutane de Fénelon recouverte de son aube de dentelle, le talent de Bailleul à sublimer les « habillements », spécialité qui fit sa réputation dans l’atelier. L’œuvre possède tout le décorum nécessaire à la gloire du prélat, de la table au lourd rideau, en passant par les riches tomes reliés des Œuvres de saint Augustin ou le fauteuil que Rigaud n’aurait pas renié. Bailleul peignit sans doute la tête de son modèle avant qu’il ne décède comme en témoigne la gravure de Claude Duflos, destinée à orner le frontispice des Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse de Fénelon dans son édition de 1717.
Claude Bailleul, portrait d'un architecte. Huile sur toile, 1740. Prudhomat, Château de Castelnau-Bretenoux © David Bordes / centres des monuments nationaux
Un portrait d’architecte que nous avons identifié en 2018 au château de Castelnau-Bretenoux dans le Lot, a pu être rajouté au corpus de Bailleul. Tournant la tête vers le côté droit de la composition, l’homme, malheureusement anonyme, est représenté à mi-corps, les deux mains posées sur un carton à dessin vert, lequel est présenté à champ, recouvert d’un plan d’architecture vu en coupe. Tenant également un porte-mine, le modèle arbore une veste lie-de-vin à pans et manches rabattues, galonnées et boutonnées d’or ainsi qu’un manteau de velours brun sombre, doublé de soie bordeaux. L’arrière de la perruque, courte et marquée au mitan du siècle, est retenu par un ruban noir volant, retombant sur l’épaule. À bien des égards, la composition puise la majeure partie de ses éléments dans le vocabulaire du maître catalan tout en s'émancipant des productions de la fin du XVIIe siècle.
En 1708, contre 20 livres à chaque fois, Bailleul s’était déjà essayé à la représentation d’un prince de l’Église en la personne du cardinal de Bouillon [P.991]. L’une des deux réductions en buste qu’il fit, correspond sans doute à celle récemment réapparue [P.991-1], dans laquelle on reconnaît bien la manière de Bailleul de traiter les visages, forçant sur l’aspect viril des chairs.
Claude Bailleul mourut en 1744 dans une chambre au troisième étage d’une maison familiale rue des Petits-Champs. Son inventaire après décès fut réalisé le 23 janvier par François Gédéon II Marchand, notaire à Paris[10] et à la demande des héritiers dont certains étaient déjà présents lors de celui du père, René I. On y retrouve René II Bailleul, commissaire ordinaire de l’artillerie[11], Marie Bailleul, veuve de Jacques Fongières, maître sellier ; Pierre Jollain, maître tapissier, représentant son épouse Geneviève Jacqueline Bailleul avec laquelle il était uni depuis 1706 ; Charles René Bailleul, maître menuisier et marchand mercier rue des Boucheries[12] ; Charles François Bailleul, employé dans les ponts et chaussés ; André Michau, maître sellier carrossier, marié à Marie Louise Bailleul ; Pierre César Daille Lefevre, maître peintre doreur, représentant son fils mineur René (futur peintre et directeur de l'académie de Saint Luc) qu’il eut de sa seconde femme, Françoise Bailleul, décédée en 1733.
Parmi les effets personnels du peintre on prisa une montre de cuivre à soc d’argent et cadran d’émail marquant les minutes faite par Delerme à Paris (dans sa boite d’argent), plusieurs justaucorps de drap noir, gris et brun à boutons de fil d’or ou de cuivre, quatre vieilles perruques de cheveux châtains, un chapeau castor et trois épées à pommeaux de cuivre jaune et de fils d’argent. Au sein d’un mobilier, plutôt modeste, la présence d’un établi de chêne à tiroirs contenant des rabots, ciseaux, ferrailles, limes et marteaux avec « plusieurs autres petits ustensiles tout de fer », témoigne du travail de Bailleul à ajuster les bordures de ses œuvres et à fabriquer ses supports. Plusieurs toiles montées sur leurs châssis, une bordure de bois doré, « deux chevalets servant à la peinture, deux trateaux de bois blanc » furent en effet laissées par le défunt.
Extrait de l'inventaire après décès de Claude Bailleul. Paris, Archives nationales. ét. LIX, 232
Mais ce sont surtout les 29 tableaux recensés par les commissaires, qui firent le plus gros de l’inventaire en témoignant de l’intense activité de Bailleul au soir de sa mort. Portraits d’hommes et de femme — certains inachevés ne comportant « la tête seulement » — sont majoritaires (13), avec notamment « des têtes en buste […] un grand tableau a petits personnages, un autre figurant un homme cuirassé, [et] un autre plus petit représentant des flamands […] ». Les reste des tableaux se partageaient entre fleurs, trophées, paysages et sujets d’histoire : deux Christ en croix, un Vulcain de format moyen, un autre plus petit figurant Les Pèlerins d’Emmaüs, « un grand tableau ovale sur toile » représentant une Vénus au bain et une Vierge.
Dix petites estampes, « deux miniatures garnies de verres […], un grand carton remply d’estampes et dessains, une grande toile roulée sur un roulleau de bois, représentant les quatre âges et deux petits rouleaux de toile » achevaient ce panorama, côtoyant l’autoportrait de Bailleul tiré pour mémoire comme portrait de famille[13].
[1]Sur les Baillieul voir Roux, 1931, I, p. 398 et suivantes et James-Sarazin, 2016, I, p. 594-595. La confusion fut faite dès 1975 dans l’article de Michel Soubeyran, « Un nouveau portrait de Fénelon au musée du Périgord », Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, 1975, vol. 105, p. 203-312.
[2] Wildenstein, 1921, col. 30-32, n° 19 & 19 bis. Il y était question d’un portrait « représentant ou devant représenter » l’épouse de Jean Gréban, procureur au châtelet, peint par ledit Pierre Bailleul quelques années auparavant, et que les époux Gréban refusaient de payer pour défaut de ressemblance. Depuis le mois de juin, les commissaires avaient sommé les parties de se réunir, la veuve Bailleul s’en remettant à l’avis de Pierre Nicolas Huilliot (1674-1751), contre celui de Robert Le Vrac Tournières (1667-1752) pour le Châtelet. Alors que le second trouva le portrait « fort défectueux », déclarant sans véritables arguments « qu’il n’était pas possible de définir autrement ses vices et défectuosités particulières puisqu’il n’y a rien de bien dans le dit tableau, étant au contraire absolument mal dessiné et mal peint », le second y trouva « la parfaite réussite dans la ressemblance », la dame de Gréban y étant « parfaitement bien représentée ». Si, pour Tournières, l’avis de Huilliot valait moins que le sien car il n’était « peintre que de feurs », ce dernier argumenta plus précisément sa démonstration en décrivant la création de Pierre Bailleul.
[3] Voir Perreau, 2013, p. 37-38 et Perreau, « Quand Rigaud fait école... un nouveau Bailleul révélé », 2 février 2018, https://hyacinthe-rigaud.over-blog.com/2018/01/quand-rigaud-fait-ecole.html.
[4] Paris, Arch. nat., MC, ET/LXXIII, 30 juin 1740. Les commissaires-priseurs signalaient également un portrait du défunt, de sa première épouse et d’un ami.
[5] Sur Antoine Copyel voir Garnier, 1989, p. 128, 158. Sur Charles-Antoine Coypel, voir Lefrançois, 1994, p. 186, 207.
[6]Paris, arch. nat., minutier central, étude, CXV, 485. Voir Mireille Rambaud, Documents du Minutier central concernant l'histoire de l'art (1700–1750), I, 1964, p. 577. La présence de nombreuses œuvres de Coypel dans la collection Rondé ne fut sans doute pas étrangère au choix des experts puisque le père de Jacques Charles Hérault était beau-frère de Noël Coypel.
[7]Paris, arch. nat., minutier central, étude XCV, 108. Cité dans Wildenstein, Documents inédits sur les artistes français du XVIIIe siècle, conservés au minutier central des notaires, 1966, p. 6. Acte en ligne.
[8]Paris, arch. nat., minutier central, étude CVIII, 399. Acte en ligne.
[9]Huile sur toile, H. 143,6 ; L. 110,7. Périgueux, musée des Beaux-Arts. Inv. 75-1. Une copie réduite est conservée au musée national du château de Versailles (MV2939) et une autre en pied « adaptée » par Antoine Taisne (1692-1750) en 1733 est conservée musée de Cambrai (huile sur toile, H. 132 ; L. 100 cm. Inv. 22 P).
[10] AN, MC, ét. LIX, 232.
[11] En 1740 il était fondé de la procuration de son frère, Étienne (né en 1698), employé dans les octrois à Valenciennes. Furent également représentés en 1744 par le conseiller du roi Claude Gouillart, René Bailleul, maître sellier à Strasbourg et Etienne Bailleul, marchand à Valenciennes.
[12] Renonciation de Charles Bailleul à la succession de son frère François Bailleul, sellier à Paris (Ibid., ET/XV/597a, 28 octobre 1737).
[13] « Un tableau peint sur toile représentant ledit deffunt dans sa bordure de bois doré ».