Malgré l’état actuellement parfois lacunaire de la masse des portraits peints par Rigaud au début de sa carrière, certains témoignent encore de nos jours de la nette influence de Van Dyck à l’exemple de son portrait de Lord Philip Wharton (Washington, National Gallery of Art) daté de 1632. Présentant ses personnages devant un fond de paysage, colonne et rideau, Rigaud suit les premiers essais d’un Largillierre dans son portrait de Nicolas Barbo (gravure de Jan Van der Bruggen en 1682) en usant de couleurs sombres (verts, bruns, jaune) qui rappellent sans équivoque l’art nordique d’un Sir Peter Lely (portrait de Jacques II quand il fut duc d’York, Edimbourg, Scottish National Portrait Gallery). Il livre ainsi quelques chefs-d’œuvre d’intimité qui annoncent déjà le faste de ses futures réalisations. Alors que Largillierre conçoit son portrait du trésorier Pierre-Vincent Bertin (1653-1711) en buste[1], Rigaud va plus loin en mettant en scène le même personnage jusqu’aux genoux devant un portique. L’attention portée aux textures et la science des couleurs dont il fait preuve éclatent ici et témoignent de l’admiration qu’il vouait aux peintres Le Brun et Mignard. Successivement trésorier général de la chancellerie en 1678, trésorier et enfin receveur général des parties casuelles et secrétaire du roi, Bertin était également collectionneur et fin amateur d’art ce qui ne manqua pas de le rapprocher de Rigaud :
« Vous avez en toutes choses ce goust exquis ou tendent les honnestes gens et que peu de personnes atteignent ; tout cela par un discernement heureux qui est né en vous par les lumières que vous a données la curiosité des belles choses dans les Beaux-Arts. Vostre Cabinet en est la preuve et cet œuvre le sera encore. L’un fournit par vostre moien des lecons et des modelles a tous les sçavans de Paris, et vous estes cause en partie que ce recueil en présentera à tous les sçavans de l’Europe »[2].
Le portrait de Jean-Baptiste Boyer d’Aiguilles, conseiller au parlement de Provence voit le jour en 1689 bientôt suivit par ceux de Jean de Brunenc, Pierre-Clément Daffincourt, Christian de Gyldenten et Henri Meyercron (tous deux au Nationalhistoriske museum de Frédericsborg). Ces œuvres mettent en scène un modèle au riche vêtement de ville dans une position parfaitement décontractée comme s’il était surpris lors d’une promenade dans un parc.
Deux exemples restent toutefois plus significatifs encore de cette période de recherche d’un Rigaud encore hésitant. Un portrait d’homme[3], longtemps sensé représenter Jules Hardouin-Mansart (1645-1708), figure un jeune modèle peint jusqu’aux genoux, la main appuyée sur un fauteuil de velours rouge, devant une colonne cannelée entourée d’un drapé et une vue de jardin avec statues et château. Même si ce portrait peut être daté des années 1690-1700, Rigaud a déjà abandonné la colonne rustique de ses débuts. L’identification du modèle comme étant Mansart ne repose sur rien de précis car nous savons que le peintre fixera à deux reprises les traits de l’architecte favori de Louis XIV ce qui nous donne des exemples concrets de comparaison[4]. Par le négligé du personnage, la présence d’éléments récurrents de l’art futur de Rigaud et l’harmonieuse ordonnance de la composition, ce portrait constitue une pièce maîtresse de l’œuvre du catalan. Le portrait de Maximilien Titon (1631-1711), gravé par Drevet en 1690, est un autre jalon important[5]. Seigneur d’Ognon, des Baronnies de Berre, Istres et Lançon, secrétaire du Roy et conseiller au Parlement de Paris, Titon paye son portrait 270 livres en 1688, somme plutôt modique pour une telle composition. Rigaud en est cependant à ses débuts parisiens, ce qui explique la modestie du règlement. Créateur de l’Arsenal royal (1666), Titon a l’honneur d’être nommé directeur général des manufactures et magasins royaux d’armes par Louis XIV et se voit propulsé fournisseur presque exclusif d’armes portatives pour les armées françaises. Initiateur le musée militaire des Invalides à Paris, Titon est à la tête d’une grosse fortune lui permettant de se confectionner une belle collection de peintures entreposée dans sa demeure construite en 1673, rue de Montreuil à Paris. La décoration de cet hôtel, connu plus tard sous le nom de Titonville du fait de sa magnificence, fut réalisée par Charles de Lafosse, Jean Jouvenet, Jean-Baptiste Belin et Charles Poërson. Dans la galerie principale, des scènes de batailles étaient présentées avec des bustes et deux globes du vénitien Vicento Maria Coronelli (1650-1718). Si Titon aimait la sculpture ancienne et possédait une réplique du Laocoon, sa collection était néanmoins dominée par la peinture. On y trouvait l’Adoration des mages de Nicolas Colombel (1704, New Orléans, museum of arts) et Le portement de croix de Bon Boullogne (anciennement dans la Galerie Heim à Londres). Il est donc tout naturel qu’il se soit adressé au jeune Rigaud, peut-être même conseillé dans ce choix par Le Brun. Son portrait trônait en pendant de celui de sa femme, Marguerite Bécaille, peint par Largillierre[6].
Le cas échéant, notre catalan sait également se faire moins ostentatoire, plus discret, plus intime dans la représentation de ses modèles afin de répondre aux sollicitations de clients aux moyens modestes. C’est le cas de Nicolas Mesnager (1658-1714), plénipotentiaire au Congrès d’Utrecht en 1713. Fils d’un négociant de Rouen, avocat à ses débuts, il fait ses premières armes en 1700 au Conseil du commerce présidé par le chancelier Henri-François d’Aguesseau (1668-1751) qui l’introduit auprès de Louis XIV[7]. Ses premières fonctions en Espagne comme négociateur des droits commerciaux avec les Indes lui valent la croix de l’Ordre de Saint Michel, distinction qui sera rajoutée par la suite sur les gravures de Simonneau et Sornique exécutées d’après le portrait de Mesnager par Rigaud. Bientôt envoyé en Hollande en 1707 pour les mêmes raisons qu’en Espagne, il y réussit si bien qu’il part pour Londres en 1711 puis signe la Paix d’Utrecht avec le maréchal d’Uxelles et l’abbé de Polignac. A son retour en France, il reçoit une pension de 10 000 livres des mains de Louis XIV. Pourtant, lorsqu’il commande son portrait à Rigaud en 1698, il n’est qu’un simple avocat rouennais. Aussi, le peintre évite-t-il de représenter Mesnager avec des mains et choisit-t-il un buste certes habillé d’un riche manteau bleu, mais moins onéreux que d’autres prototypes. Ce portrait plein de délicatesse semble être entièrement original car le drapé du manteau ne se retrouve dans aucun autre tableau du même genre. Outre une ressemblance parfaitement réussie, Rigaud se plait à mettre tout son art au service de son modèle. On admirera avec raison la manière dont il relève de quelques touches de rouge, de bleu et de jaune, le petit revers du manteau qui, de loin, semble de ce fait extrêmement riche. Signalons également une dextérité toute particulière à rendre la texture de la veste tout en camaïeu de gris que la gravure, finalement, ne transcrit pas idéalement.
Rigaud travaille avec acharnement pour répondre à la demande mais ressent bien vite le besoin d’entretenir un atelier pour faire face aux commandes qui le dépassent.
[1] Après Gérard Edelinck et Antoine Coypel, le tableau de Largillierre fut gravé par Vermeulen en 1694.
[2] Cité dans le Recueil des meilleurs dessins de Raymond La Fage gravé par cinq des plus habiles graveurs et mis en lumière par les soins de van den Bruggen, 1689. De son cabinet de curiosités, on ne connaît que peu de choses sinon qu’il contenait L’Adoration des Mages de Véronèse (Saint Pétersbourg, Ermitage), le Noli me tangere de Titien (Londres, National Galery) et la Judith de Giorgione (Saint-Petersbourg, Ermitage).
[3] Collection de la marquise de Montault. Sa vente, Paris, 21/22 mai 1906. Une autre version, identique semble-t-il datée et signée « fait par Hyacinthe Rigaud 1694 » serait passée en vente à la Galerie Charpentier le 6 décembre 1952 (succession Mme P…).
[4] La gravure d’Edelinck fait référence à un tableau en tous points différent de celui du Louvre, peint sans doute plus tard car l’architecte y apparaît très âgé. Il est assis sur un fauteuil, dans un environnement de rideau et colonne. L’huile sur toile avait été donné, avant guerre, comme appartenant aux collections du musée des Beaux Arts de Rouen, mais n’en a pourtant jamais fait parti. La Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites en possède un cliché très ancien mais sa localisation n’est pas connue. Un autre portrait présumé de Mansart par Rigaud est conservé au musée Condé de Chantilly mais il nous paraît bien hazardeux de l’inclure à l’œuvre du catalan.
[5] Le portrait est mentionné également dans l’inventaire après décès, le 9 août 1768 de Jean-Baptiste-Maximilien Titon, sous le numéro 173. A noter que Rigaud a peint le portrait de son troisième fils, Jean-Jacques Titon, conseiller du Roi et maître ordinaire en la Chambre des Comptes de Paris.
[6] Largillierre peindra également les enfants du couple : Louis-Maximilien Titon, procureur du roi de 1684 à 1694 (qui figure sur l’ex-voto à Sainte Geneviève) et Evrard Titon du Tillet (1677-1762), capitaine des dragons, maître d’hôtel de la duchesse de Bourgogne, Marie-Adélaïde de Savoie, commissaire des guerres et célèbre mécène auteur du Parnasse François (1732).
[7] Oursel, Nouvelle biographie Normande, Rouen, 1890. Le portrait de D’aguesseau sera également peint par Rigaud ce qui pourrait faire penser que le chancelier aurait pu présenter Mesnager au peintre.