À l’école de Rigaud : pastiches et suiveurs

Qu’elles aient été initiées par lui ou inspirées de modèles antérieurs que l’artiste souhaita diffuser en France (tels ceux de Van Dyck), les attitudes fixées par Hyacinthe Rigaud dépassèrent de loin le succès prévu. Véritables parangons pour de nombreux peintres, elles devinrent de véritables prototypes et on les étudia avec attention. Maurice Quentin de La Tour (1704-1788), dans sa jeunesse, répliqua ainsi au pastel le masque de l’archevêque de Paris Vintimille [P.1367][1]. Le graveur Wille, protégé du maître, s’attacha quant à lui à percer les secrets de son professeur dans deux très belles études à la pierre noire sur papier bleu, qui reprennent l’attitude des mains du portrait du comte Sinzendorf [P.1357-2 & 3]. Au XIXe siècle, sous le pinceau d’artistes « répliquants », le visage du maréchal de Saxe inventé par La Tour ira même jusqu’à fusionner avec l’attitude de l’effigie peinte par Rigaud du maréchal de Belle-Isle [PC.1186] dans une composition devenue une peu anachronique et qui sera même extrapolée en pied pour plus d'effet.

 

François Albert Stiémart, portraits de Louis XV d'après Rigaud. À gauche (1722) : New York, Metropolitan museum © photo d.r. (tableau avant son acquisition, dans la collection de Robien, et présenté dans le salon de billard du château de Pont-Rémy) ; À droite (1739). Ancienne collection Gyllenborg © photo documentation des peintures du Louvre.

 

De son vivant, certains suiveurs au service du Cabinet du roi et des Bâtiments se spécialisèrent dans la copie des grandes compositions qu’il avait créées. C’est notamment le cas de François Albert Stiémart (1680-1740), chargé de l’entretien des tableaux du roi, protégé du duc d’Antin [P.1108] et qui « trouva l’aisance en se spécialisant dans la copie des tableaux de maîtres[2] ». Non content d’être reçu à l’Académie le 28 juin 1720 avec une belle réplique du fastueux portrait du cardinal de Fleury [P.1349-9][3], il fut également l’auteur de toutes les versions connues de Louis XV en pied en costume de sacre peintes par Rigaud et d’un bon nombre de Louis XIV dont les comptes des Bâtiments du roi conservent encore les commandes[4]. Rigaud, qui n’employait plus que La Penaye à ses côtés, était en effet bien en peine de dupliquer de tels formats et dut par conséquent inventer une posture de substitution (notamment pour les Louis XV de 1715 et de 1721), dont plusieurs exemples sont connus de sa main [P.1247-13] ou de celle de La Penaye [P.1287-2][5]. Au côté de Stiémart, on note dans les archives les commandes passées à son élève, Pierre Charles Prevost (m. v. 1784)[6], lequel nous a laissé en 1742 une bien belle version du portrait de Louis XV en costume de sacre [P.1356-2]. L’année suivante, il réalisera d’ailleurs pour la duchesse de Virtemberg une « copie du portrait du cardinal de Fleury d’après Mr Rigault de cinq pieds de haut, sur quatre de large » (H. 150 ; L. 120) contre 700 livres et une autre de Louis XV « forme ovale d’après Mr Rigault réduit de hauteur de deux pieds et deux pouces sur un pied onze pouces de large » (H. 65 ; L. 57,5) contre 150 livres[7].

Quant à Pierre Simon Dequoy (1698-1764), autre artiste du même cabinet royal, il singea à la lettre l’attitude rigaldienne du portrait du maréchal de Saxe [*P.1433] pour confectionner son portrait de Turenne. Son intégration des prototypes de Rigaud fut même jugée suffisamment convaincante aux historiens pour que l’effigie en buste qu’il confectionna du jeune Louis XV tenant un bâton de commandement soit traditionnellement donnée au Catalan[8]. Bien souvent d’ailleurs, l’image perdue des modèles de Hyacinthe Rigaud subsista grâce à ces « petits maîtres ». C’est notamment le cas du portrait du duc de Saint-Simon dont nous pensions connaître l’aspect par les versions réalisées en 1728 par l’obscur Cavin, et que nous proposons aujourd’hui de reconnaître dans un autre tableau [*P.279]. Dans la même veine, le buste peint par Rigaud du cardinal de Bissy [*P.1244], aujourd’hui perdu, n’est connu que par de médiocres copies et par son extrapolation jusqu’aux genoux réalisée par La Penaye [P.1244-2]…

 

École française du XVIIIe siècle, portrait du Grand Dauphin. Coll. priv. © photo Finarte Rome

 

Récemment, une vente milanaise proposait un très bon exemple d’un suiveur contemporain de Rigaud dont l’art mimétique arrive encore à tromper certains yeux contemporains. Ce portrait d’homme à mi-corps, en armure, dont la posture imite parfaitement celle bien connue du Grand Dauphin [PC.526], représente à n’en pas douter le fils unique du roi[9]. Si le visage semble une interprétation personnelle de son auteur et non un calque des traits peints par le maître, tout le décorum du buste se retrouve à l’identique : l’écharpe blanche et l’agencement du nœud, la position des jambes, de la main sur le casque et celle brandissant le bâton (ici non fleurdelisé), le traitement de la cuirasse, sans oublier la cravate et le cordon de l’ordre de Saint-Michel. Seule la perruque diffère ainsi que le fond, simplifié à gauche par un buisson et à droite une esquisse de bataille. De très belle facture quoique un peu « glacée », cette toile montre le degré d’intégration atteint par un artiste anonyme formé par l’atelier.

Malheureusement, s’il est bien souvent hasardeux de rattacher ces « adaptations » au corpus d’un artiste dont on ne connaîtrait pas assez bien le style, certains indices deviennent aujourd’hui parlants grâce à la redécouverte d’archives, à défaut des tableaux eux-mêmes. Ainsi, pour certains, le pittoresque portrait de Pierre de Raphelis de Roquesante de Grambois (1687-1730), chevalier de Malte[10] soutient de prime abord une illustre comparaison, cependant sa facture trop « lâchée » et les maladresses qu’on y décèle nous avait persuadé qu’il ne pouvait s’agir d’une œuvre de Rigaud, mais plutôt de celle d’un artiste qui en fut fortement influencé.

 

École française du XVIIIe siècle. portrait d'homme et de femme en Cérès. Paris, commerce d'art en 2010 © d.r.

 

Autre exemple probant : lors d’une vente parisienne de 2010, furent proposées deux grandes toiles qu’il était véritablement tentant d’attribuer à l’atelier[11]. Il est vrai que ces effigies présumées de Michel III Larcher [PC.908] et de son épouse Gabrielle Rioult de Douilly puisaient chez Rigaud tout leur vocabulaire[12]. Le portrait masculin figure le modèle jusqu’aux genoux, vêtu de sa robe de conseiller du roi, tenant ses gants dans une main et l’autre posée sur une lourde table au décor de tête de satyre (objet récurrent chez le Rigaud des années 1710-1715). Cette main, justement, n’est pas sans imiter celles d’Edward Villiers [P.613] ou de Corsini [P.1094]. Une bibliothèque imaginaire apparaît dans le fond à droite, rappelant les fonctions du modèle, tandis qu’un vaste rideau mouvementé ferme la composition à gauche et rejoint la bibliothèque en lovant deux colonnes sur socle. Madame « Larcher », elle, est travestie en Cérès, déesse des moissons et de l’été, ce symbole même de la fécondité choisi par Rigaud en 1712 pour son portrait de Marguerite-Henriette de Labriffe [P.1181]. Le protype fera des émules, à l'instar de Louis-Michel Van Loo (1707-1771), successeur de Ranc auprès de Philippe V en Espagne où il avait été conseillé par Rigaud. Van Loo réussira lui aussi l'un de ses plus beaux travestissements féminins en proposant en 1735 son portrait de la comtesse de Ségouy en Cérès.

Le coquelicot est associé à ce thème, de même que les épis de blé fraîchement coupés au moyen d’une serpe. La main et le bras gauche sont posés sur un rebord de pierre (uniquement destiné à être recouvert d’un grand drapé bleu), en un maniérisme que la main du portrait de la princesse Conti, peint en 1706 par l’atelier du roi d’après le modèle fixé par Hyacinthe Rigaud ou celle de la duchesse de Mantoue [PC.904] ne sont pas sans rappeler [*PC.943][13]. Oserait-on avancer le nom de Claude Bailleul qui s’était peut être souvenu ici d’avoir autant « habillé m[adam]e la Princesse de Conty original en grand » en 1706 que vêtu une réplique de madame Le Bret en 1714 ou avoir réalisé dès 1706 « une coppie de la duchesse de Mantoue en grand » ?

Dans le domaine des images popularisées par la gravure, nombreuses sont les énigmes qui ne sont pas plus aisées à résoudre. Ainsi, lorsque Joseph Roman édita en 1919 les manuscrits des livres de comptes de Rigaud, il écarta spontanément du corpus quelques estampes dites « d’après le maître » et qu’il jugeait douteuses, à l’instar du portrait peu élégant de Marguerite de Lussan, gravé par Fessard en 1753[14]. Avec quelque vraisemblance, il estima que ce buriniste avait usurpé un nom illustre pour mieux diffuser une image créée de toute pièce.

 

Jacques-Nicolas Tardieu, portrait de Pierre de Langle, évêque de Boulogne (à gauche, premier état de l'estampe). Coll. priv.  © d.r.

 

Trois ans plus tôt, Jacques-Nicolas Tardieu avait précédé Fessard en reprenant à son compte une attitude inventée par Rigaud pour plusieurs évêques, ceci afin d’habiller un buste de Pierre de Langle (1644-1724), évêque de Boulogne, peint par un autre artiste. Si les comptes du Catalan avaient pu oublier de noter le portrait (ce qui arrive parfois), il est difficile de croire que l’artiste ait figuré sur une vêture datable des années 1710 un visage trop juvéline[15]. Tardieu imita d’ailleurs Jean Daullé qui, un an après la mort du vieux portraitiste, avait édité puis exposé en 1745 au Salon, une extrapolation en pied du portrait de Claude de Saint-Simon, peint en buste par Rigaud en 1733 [P.1381].

 

Simon Charles Miger, portrait de Mehemet Effendi © d.r.

 

Quant au portrait de Mehemet Effendi, ambassadeur de la Sublime Porte à la cour de France, gravé par Simon Charles Miger (1636-1828) et offerte au public en novembre 1770, il divise encore les chercheurs, ceci malgré les témoignages écrits : « M. Miger vient de mettre au jour une belle tête d’après Rigaut ; nous pensons que c’est à tort qu’on la présente comme le portrait d’un ambassadeur turc à la cour de France ; le temps, la ressemblance, le costume, tout dément cette annonce ; mais quand cette tête serait de pure fantaisie, elle-n’en aurait pas moins de mérite ; elle a beaucoup de noblesse et de caractère, et, quoiqu’elle soit presque tout exécutée à l’eau-forte, elle a beaucoup d’effet, et le graveur a su y faire passer la belle couleur de son original[16] ». La « tête » enturbanée, au visage tourné de côté, le regard perdu dans le loitain, rappelait en effet un certain Matthew Prior, peint jadis par le Catalan [P.595]…

 


[1] Voir Salmon, 2004, p. 76-77 et Stéphan Perreau, « Quand Maurice Quentin de La Tour étudie Rigaud » [en ligne], www.hyacinthe-rigaud.over-blog.com, 12 juin 2012.

[2] Louis Dimier, Les Peintres français aux XVIIIe siècle, Paris, 1928, p. 76.

[3] Montaiglon, 1875-1892, IV, p. 299.

[4] Une copie du Louis XIV de 1701 fut notamment offerte à l’archevêque de Narbonne en 1708 (Jules Guiffrey, Comptes des bâtiments du roy, 1901, vol. 5, p. 239). Sur Stiémart, voir Guillaume Glorieux, « “Monsieur Stiémart, peintre et bon copiste”, ébauche d’un portrait de François-Albert Stiémart (1680-1740) », La Valeur de l’art, exposition, marché, critique et public au xviiie  siècle, sous la direction de Jesper Rasmussen, Paris, Champion, 2009, p. 161-183.

[5] Dans son inventaire après décès (Paris, Arch. nat. MC, ET/XXXVIII/311, 23 mars 1740), La Penaye laissait notamment un « portrait de Louis XV dans sa jeunesse », preuve qu’il s’était fait une spécialité de cette image.

[6] Veuf de Marie-Catherine Drouin, membre de la musique de la reine, il se remaria le 14 janvier 1773 à Notre-Dame de Versailles avec une autre peintre du cabinet du roi, Marie Jeanne Juste, issue d’une lignée de gondolier à la « Petite Venise ». Sont témoins au mariage Jean Martial Frédou (1710-1795), « peintre du comte de Provence », Henri Philippe Bon Coqueret (1735-1807), peintre du cabinet du roi, Étienne Jeaurat (1699-1789), recteur de l’Académie royale et garde des tableaux et son neveu Nicolas Henri Jeaurat de Bertry (1728-1796).

[7] Paris, Arch. nat., O1 1921 : « Mémoire des tableaux que Prevost peintre, a fait pour le Roy suivant les ordres de Monsiegneur Orry, Ministre d’Etat, Controleur général des fermes, directeur, protecteur et ordonnateur Général des Batiments, Jardins, art et Manufactures de sa Majesté, sous les ordres de Monsieur Gabriel, premier architecte du Roy ». D’autres mémoires en suivant, montrent son activité de copiste d’après des œuvres de Nattier, La Tour, Coypel ou Van Loo, dupliquant également en 1749 des paysages de Pierre-Denis Martin (1663-1742) pour les appartements de la marquise de Pompadour au château de Compiègne. À la mort de Stiémart, Prevost fait partie des prétendants au poste de garde des tableaux du roi comme le montre une lettre de Gabriel adressée à Fleury et écrite à Fontainebleau le 5 octobre 1740 : « Le S. Stiémart, chargé de l’entretien, netoyement et transport des tableaux du Roy dans le département de Versailles est mort. Le S. Godefroy demande à Monseigneur cette place qu’il est en état de remplir par les talents qu’il a pour netoyer et conserver les tableaux. Le S. Prevost, bon copiste et élève du S. Stiémart, réclame aussy la protection de Monseigneur. Il y a quinze à vingt ans qu’il travaille dans les cabinets à Versailles et est aussy très propre pour cette place. » Prevost se targuera également dans une supplique destinée à vanter ses mérites, d’une recommandation de l’abbé de Pomponne. Il mettra également en avant la réputation de son maître, auteur d’une « copie en petit du tableau du Roy peint par le sr Rigault », réalisée pour le cardinal de Fleury…

[8] Huile sur toile, H. 86 ; L.  58. Brünswick, Herzog Anton-Ulrich Museum. Inv. 525 (Rosenberg & Mandrella, 2005, p. 166, n° 969).

[9] Huile sur toile, H. 124,5 ; L. 109, vente Milan, Finarte, 17 décembre 2009, lot 1278. Le tableau porte au dos l’ex-libris de François Charles Alexandre de La Rivière (1739-1794), chevalier, sieur du Pré d’Auge, comte (1766), mousquetaire de la 2e compagnie, capitaine de cavalerie et de son épouse, Anne Charlotte Rose de Fresnel (1752-1827). Sur le papier est inscrit à la plume le n° 33, rejoignant ainsi le n°107 de la même collection que nous avons récemment identifié : un pastel inédit de Charles-Antoine Coypel (1694-1752), représentant Le Printemps, témoin précieux de la suite des Quatre Saisons, perdue depuis la vente Philippe Coypel de 1777 (collection particulière, H. 52 ; L. 43,5).

[10] Huile sur toile, H. 130 ; L. 103. Aix-en-Provence, « salon en soieries » de l’hôtel d’Olivary. Pour l’attribution à Rigaud du « chevalier de Gramlois [sic] », voir James-Sarazin, 2003/1, p. 255.

[11] Huiles sur toile, H. 150 ; L. 110. Vente Paris, hôtel Drouot, Daguerre, 15 décembre 2010, lots 46.

[12]L’identité des modèles nous a semblé sujette à caution, car les époux s’étaient unis en 1685 (ce qu’aurait dû commémorer leurs effigies) Le vocabulaire employé ici, quant à lui, s’apparente à une époque plus tardive chez Rigaud, autour des années 1710-1715.

[13] Jean-Marc Nattier ou encore Louis-Michel Van Loo et son portrait de Mme Segouÿ (1735), laisseront des Cérès à la beauté saisissante dans un répertoire tout aussi virevoltant.

[14]Roman, 1919, p. 266.

[15]Le prélat avait déjà la cinquantaine lorsqu’il fut nommé à son évêché et les mains sont ici légèrement dispoportionnées par rapport à une tête visiblement rapportée et plus petite.

[16] Mercure de France, novembre 1770, p. 172. Cité par Emile Bellier de la Chavignerie, Biographie et catalogue de l’œuvre du graveur Miger, Paris, 1856, n°256, p. 125.

Autoportrait de Hyacinthe Rigaud. Coll. musée d’art Hyacinthe Rigaud / Ville de Perpignan © Pascale Marchesan / Service photo ville de Perpignan